Prix Fondation Maréchal LECLERC de HAUTECLOCQUE 2016
«EMPLOI DE LA FORCE ARMÉE SUR LE TERRITOIRE MÉTROPOLITAIN
DE 1791 À NOS JOURS »
Chefs de bataillon GROSSIN et BANCEL
Le jury a particulièrement apprécié la recherche historique approfondie et l’actualité de cet article, sa clarté et la qualité de sa rédaction.
Pour le « théâtre national » le jury a aussi souligné l’originalité de certaines propositions permettant d’optimiser l’action de nos forces
dans l’opération « SENTINELLE » en particulier.
Général d’Armée Bruno CUCHE
Président de la Fondation Maréchal LECLERC de HAUTECLOCQUE
Saint-cyrien de la promotion «Général VANBREMEERSCH», le Chef de bataillon BANCEL choisit de servir dans l’infanterie. Il effectue sa première partie de carrière au 1er Régiment de Tirailleurs comme chef de section, officier adjoint puis commandant d’unité où il est projeté à sept reprises. Affecté à l’EMOT à compter de 2012, il sert successivement en qualité d’officier de quart puis d’officier traitant au sein du G35-TN. Il est, depuis le 1er septembre 2015, stagiaire au cours supérieur interarmes (CSIA).
Saint-cyrien de la promotion «Général VANBREMEERSCH», le Chef de bataillon GROSSIN choisit de servir au sein de la légion étrangère. Il effectue sa première partie de carrière au 2ème Régiment Étranger d’Infanterie comme chef de section, officier adjoint puis commandant d’unité où il est projeté à quatre reprises. Affecté au SMITer de 2012 à 2015, il sert en qualité de chef de section projection. Il est, depuis le 1er septembre 2015, stagiaire au cours supérieur interarmes (CSIA).
L’opération Sentinelle conduit l’armée à Terre à réétudier son engagement sur le territoire national. Son déploiement sur le sol métropolitain n’est pourtant pas nouveau. Au lendemain de la Révolution française, l’armée joue un rôle essentiel dans le maintien de l’ordre public. Seule l’union des tranchées apportera une véritable rupture, entraînant un effacement progressif des armées sur le TN, jusqu’à les cantonner à des missions d’assistance à la population en cas de catastrophes naturelles. L’émergence de la question sécuritaire liée aux récents attentats amène à reconsidérer profondément situation par l’éclairage des enseignements de deux siècles d’histoire.
“Sentinelle donne lieu à une rupture stratégique. On peut discuter de l’emploi des armées sur le territoire national, mais non de ce qui constitue un postulat : les Français veulent être protégés, là où ils se trouvent et il est de la mission des militaires d’y contribuer» (1). Par ces propos, le CEMA rompt ainsi avec une logique d’effacement progressif des forces armées sur le sol national qui avait prévalu jusqu’alors.
En 1791, la France révolutionnaire, faisant face à d’importants troubles intérieurs, décide de la création d’une force en charge de l’ordre public: la gendarmerie nationale. Celle-ci, aux côtés de la police, évince progressivement l’armée des missions de sécurité intérieure.
Néanmoins, cette bascule ne s’observe que dans le milieu terrestre. La Marine et l’armée de l’Air restent seules présentes dans leurs milieux respectifs, assumant ainsi l’action de l’État en mer et la sauvegarde de l’espace aérien. Partant, hors opérations militaires contre les forces d’États ennemis, la contribution de l’armée de Terre se borne à participer à la résolution des catastrophes naturelles (2) tout en prévoyant son engagement au titre des états d’exception (3).
L’effondrement du «plafond de verre» de l’employabilité de l’armée de Terre sur le territoire national (TN) depuis la mise sur pied de l’opération Sentinelle en 2015 marque un changement de paradigme.
Celui-ci doit néanmoins être considéré au travers des enseignements tirés de l’histoire.
L’héritage de deux siècles d’engagement de l’armée de Terre sur le territoire métropolitain lui donne-t-il des clés de compréhension pour s’adapter à la nouvelle menace incarnée par l’apparition d’un ennemi à l’intérieur ? Quel rôle l’armée de Terre peut-elle ainsi jouer dans la sécurité intérieure?
Ce sont les enseignements de deux siècles de déploiements sur le territoire métropolitain qui offrent à l’armée de Terre les repères nécessaires pour faire face aux défis d’une nouvelle donne sécuritaire et optimiser son engagement.
La réflexion qui suit vise à donner sens à cet engagement crescendo dans le milieu terrestre sur le territoire national. Ainsi, cette étude s’attachera à mettre en exergue les constantes et ruptures de l’histoire avant de proposer une nouvelle posture pour l’armée de Terre sur le territoire métropolitain.
UN SOCLE INAMOVIBLE, LEGS DE L’HISTOIRE
Le règlement de l’instabilité institutionnelle à la fin du XIXème siècle, conjugué à la fraternisation des tranchées, évince progressivement l’armée de Terre de la problématique de l’ordre public. Contrairement à la Marine et à l’armée de l’Air restées «menantes» dans leurs milieux respectifs, l’armée de Terre n’est plus que «concourante». «cédant arma togae».
Le principe de subordination de la chose militaire à l’autorité civile est l’un des plus vieux principes de l’histoire de France. Il s’applique aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur du territoire national. Il est une constante en dépit des vicissitudes des changements de régimes politiques. Ainsi l’apostrophe cicéronienne trouve-t-elle encore un écho dans le monde actuel, «CEDANT ARMA TOGAE». Le corpus législatif donne, en effet, des rôles différenciés aux sphères civiles et militaires selon l’état du droit (du droit commun au droit de la guerre, en passant par les différents états d’exception (4).
Par ailleurs, l’organisation des armées sur le territoire national reste étroitement subordonnée au pouvoir civil, comme l’illustre la chaîne OTIAD (5). Son engagement en métropole est encadré par la demande de concours ou la réquisition.
Cette structure est le fruit d’une longue histoire. Elle s’explique principalement par la crainte récurrente du césa-risme par le pouvoir politique. Force est de constater que cette crainte n’est pas fantasmée.
Ainsi, le coup d’État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797) est un coup d’État exécuté sous le DIRECTOIRE par les trois directeurs, soutenus par l’armée, contre les JACOBINS d’une part et les royalistes, majoritaires dans les Conseils (Conseil des Cinq-Cents et Conseil des Anciens), d’autre part.
Il en est de même lors du coup d’État du 2 décembre 1851. Si le peuple de Paris réagit relativement peu pour défendre une assemblée conservatrice qui l’a dépouillé d’une partie de ses droits politiques, ce n’est pas le cas dans les zones rurales de près d’une trentaine de départements. À la suite de cette insurrection républicaine de provinces, trente-deux départements sont mis en état de siège dès le 8 décembre. Avec l’état de siège, tout le pouvoir est localement donné aux autorités militaires qui, en quelques jours, maîtrisent rapidement les zones de résistance républicaine au coup d’État. Enfin, les conditions du retour du Général de GAULLE en mai 1958 et le rôle ambigu joué par l’armée alimentent la crainte du pouvoir politique à rencontre des militaires sur le territoire national. Cette crainte est ancienne: le pouvoir monarchique avait créé, dès le XIVème siècle, la maréchaussée afin de contrôler les gens de guerre qui, pendant et après la guerre de Cent Ans, formaient, au gré des circonstances, des bandes de pillards qui dévastaient la France.
ULTIMA RATIO
II apparaît que si l’emploi de l’armée est étroitement contrôlé sur le territoire national, c’est parce que son recours est communément considéré co/nme celui de la dernière chance. C’est ce principe d’«ultima ratio» qui lui confère toute sa force. Son’engagement ne peut donc être banalisé ou utilisé comme palliatif au manque d’effectifs des forces de sécurité intérieures. Céder à ce penchant reviendrait à amoindrir sa capacité de dissuasion. En effet, confronté à des situations insurrectionnelles, le pouvoir politique s’est systématiquement reposé sur l’armée pour rétablir l’ordre.
Ainsi en est-il de la répression de la Commune avec l’entrée dans Paris de l’armée régulière le 21 mai 1871. Commence alors la semaine sanglante, qui fit entre 6.000 et 7.500 morts, dont environ 1.400 fusillés. Cette répression a l’appui des grands élus républicains de l’Assemblée nationale qui, pour préserver la République encore fragile, donneront leur accord à THIERS, craignant la surenchère des communards.
Il en est de même lors de la répression des grèves insurrectionnelles de 1947. Le 29 novembre, 30.000 grévistes manifestent à Saint-Etienne.
Armés de barres de fer, ils .affrontent des Compagnies Républicaines de Sécurité (CRS) nouvellement créées par le ministre de l’Intérieur, Jules MOCH (SFIO). Celles-ci s’avérant rapidement débordées, le gouvernement en appelle, une nouvelle fois, à l’armée pour briser les grèves. Un constat similaire est établi en 1948 lors des grandes grèves minières du Nord.
Enfin, le départ du Général de GAULLE, le 29 mai 1968, à Baden-Baden, siège du commandement en chef des Forces Françaises en Allemagne, pour y rencontrer le Général MASSU, témoigne de cette même logique du pouvoir politique s’appuyant sur la force militaire en cas d’insurrection non maîtrisée.
LA MONTÉE EN PUISSANCE D’UN NOUVEL ACTEUR : LA GENDARMERIE.
L’organisation de la Défense Nationale repose sur la dualité forces de sécurité intérieure et forces armées (6). Schématiquement, cela revient à répartir les rôles comme suit : à la police et à la gendarmerie la problématique de l’ordre public à l’intérieur du territoire ; aux armées la protection des frontières et la défense des intérêts à l’étranger.
Cette articulation a, jusqu’à présent, fait l’objet d’un consensus communément admis. Considérant cette différentiation, la gendarmerie a ainsi été créée pour dégager le militaire du fait policier. Confrontée à une problématique de sécurité intérieure et de menaces aux frontières, la Révolution reconduit dans ses attributions passées l’ancienne maréchaussée, rebaptisée gendarmerie nationale en 1791, et double ses effectifs. Plus tard, en 1850, chaque canton a sa brigade. Dès lors, les régimes découvrent progressivement l’intérêt de disposer d’une force militaire chargée de veiller à l’ordre public. Ce n’est qu’avec la IIIème République que la Gendarmerie retrouve la stabilité politique nécessaire à l’accomplissement de ses missions. Enfin, la fraternisation des tranchées achève de rendre illusoire l’emploi de l’armée comme force de répression. En 1920 est ainsi créée la gendarmerie mobile qui achève le maillage du territoire français. L’État possède enfin un instrument pertinent disposant d’une doctrine d’emploi, de moyens non létaux, et intégrant la différenciation «citoyen en colère» /ennemi.
De 1791 à 2015, deux questions essentielles ont semblé régler l’emploi de la force armée sur le territoire national. La première, la question institutionnelle, se clôt avec la 4ème République.
Dans ce cadre, l’armée a été fortement engagée. La question sociale lui emboîte le pas progressivement. Renâclant à affronter ses propres concitoyens après la Première Guerre mondiale, subordonnée à l’autorité civile, employée ponctuellement comme «dernier argument du roi», l’armée s’est progressivement effacée du paysage sécuritaire métropolitain. L’héritage de l’histoire ne doit pas laisser croire, pour autant, que toute évolution est impossible. Un certain nombre de ruptures peuvent ainsi être observées.
DE NOUVELLES LOGIQUES
L’évolution de la société française tout au long du XIXème siècle a amené à reconsidérer l’emploi de la force armée sur le territoire métropolitain. Un mouvement antagoniste se dessine: une liberté d’action autant restreinte par de nouvelles règles d’engagement et le souci de son image que favorisée par l’émergence d’un ennemi intérieur.
VERS LE «ZÉRO MORT» SUR LE TERRITOIRE NATIONAL
Une première évolution notable concerne le rapport à la violence institutionnelle sur le territoire national. Portée par la judiciarisation de la société, elle est devenue inacceptable dans l’opinion publique. Le concept de «zéro mort», apparu dans les années 1990 en opérations extérieures, est déjà une évidence sur le territoire national dès les années 1960. Le cadre d’emploi de la force par l’armée en métropole est ainsi devenu de plus en plus contraignant, désormais strictement limité à la légitime
défense.
La fusillade de Fourmies, le 1er mai 1891, illustre à ce titre la grande liberté d’action dont jouit l’armée dans le traitement du maintien de l’ordre avant le tournant de la Grande Guerre. Ce jour-là, la troupe (84ème RI et 145ème R.l.) met fin dans le sang à une manifestation d’ouvriers. Le bilan est de neuf morts et de 35 blessés. Bien que les forces de l’ordre aient été mises en cause, ce sont les instigateurs de la grève, Culine et Paul LAFARGUE, qui sont condamnés pour provocation directe au meurtre.
La répression de la révolte des vignerons du Languedoc en 1907 montre aussi ce rapport décomplexé de l’armée à la violence vis-à-vis de ses concitoyens. En juin, face aux plus grandes manifestations de la troisième République (600 à 800.000 personnes), CLEMENCEAU juge que force doit rester à la loi et fait appel à l’armée.
Ainsi, 22 Régiments d’Infanterie et 12 Régiments de Cavalerie occupent tout le Midi, soit 25.000 Fantassins et 8.000 Cavaliers. À Narbonne, l’inspecteur de police GROSSOT est mis à mal par la foule. Pour le dégager, il est donné ordre à la troupe de tirer sur les manifestants. Les coups de feu font cinq morts. Près de 33 blessés gisent à terre.
La Grande Guerre a été le pivot d’un bouleversement notable : le sang commun versé durant quatre années dans les tranchées interdit désormais l’emploi de la force militaire à rencontre de concitoyens. Ainsi, lors de la crise du 6 février 1934, l’armée est absente. Ce sont les forces de gendarmerie et les gardiens de la paix qui répriment la manifestation. Le bilan est de 15 morts. La plupart des victimes sont des Anciens Combattants. Suite à cet événement, les forces de sécurité intérieure intégreront progressivement, à leur tour, le concept de zéro mort.
UNE PRÉOCCUPATION CROISSANTE POUR LE LIEN ARMÉE-NATION
L’État s’est d’abord peu soucié de la perception publique des missions confiées aux militaires. Ainsi n’hésite-t-il pas à leur attribuer des tâches particulièrement impopulaires.
C’est le cas, notamment, lors de la mise en oeuvre de la politique anticléricale conduite par la lllème République. L’empathie du soldat pour la mission reçue n’est guère prise en compte. Aussi, lors des expulsions des congrégations religieuses de 1880 et 1903, l’armée conduit une grande partie des opérations: les moines de la Grande Chartreuse sont, par exemple, expulsés manu militari le 29 avril 1903. Les expulsions rencontrent des oppositions nombreuses et violentes de la part de la population et des militaires, notamment en Bretagne. Un nouveau courant émerge après la défaite de 1870: l’effort de la nation doit être tendu vers la revanche. Creuset de l’unité, l’armée se veut être au-dessus des partis et refuse de s’immiscer dans des querelles politiques qui risqueraient de nuire à la cohésion nationale nécessaire pour vaincre l’ennemi aux frontières. Employer l’armée pour briser les émeutes c’est «amoindrir son prestige». Pour le Général LEWAL, cette action flétrit la réputation de l’armée et est dommageable pour la nation: «C’esf du sang français, et du meilleur, que l’on perd» (7). Le risque d’alimenter l’antimilitarisme est réel.
L’armée cherche à demeurer cette force apaisante à l’intérieur pour l’ensemble des Français. Cette question demeure cruciale suite à la professionnalisation.
UN ENNEMI INTÉRIEUR ?
Conséquence de la disparition de l’ennemi aux frontières et d’un «continuum de la menace», la distinction entre défense et sécurité s’efface désormais, constituant une dernière évolution majeure. Partant, l’armée redevient acteur de la protection de ses concitoyens sur le territoire national.
Ce recentrage de l’armée sur la protection des citoyens est la conséquence d’un lent déclin des menaces étatiques aux frontières connues tout au long des XIXème et XXème siècles. À la menace allemande succède la menace soviétique. Dans ce cadre, l’armée est conçue comme l’outil assurant la préservation et la sanctuarisation du territoire national. La nucléarisation introduit une profonde rupture. À partir de 1966, le feu nucléaire assure la mission de sanctuarisation du territoire national et amoindrit le rôle de l’armée conventionnelle. Au début du XXIème siècle, l’apparition des nouvelles menaces transnationales et infra-étatiques amène le livre blanc de la défense et de la sécurité nationale de 2008 à opérer un premier rapprochement entre défense et sécurité et à recentrer les armées sur le territoire national. Ainsi, progressivement, le distinguo entre protection du territoire et protection des citoyens s’estompe.
Les attentats de janvier 2015 ont profondément changé la perception qu’ont décideurs politiques et concitoyens de leur sécurité immédiate : «l’ennemi à l’intérieur» est désormais identifié comme le prolongement de celui que le soldat combat sur les théâtres d’opérations extérieurs, dans la bande sahélo-saharienne ou au Levant. La perception d’une continuité stratégique entre ces acteurs militaires étrangers et leurs relais présents sur le sol national (utilisant d’ailleurs les mêmes armes de guerre) permet de penser que les attentats perpétrés sur le territoire national s’apparentent à des agressions commanditées et commises par une même volonté d’origine extérieure. Ce constat appelle une réponse militaire cohérente entre la défense de l’avant (au plus loin, en OPEX) et celle de l’arrière (au plus près, sur le territoire national). Ce continuum de la menace à l’extérieur et à l’intérieur de nos frontières constitue une nouveauté stratégique qui conforte l’Armée de Terre en tant qu’acteur global de la sécurité nationale.
II est toutefois intéressant de noter que ce «continuum de la menace» a déjà existé dans le passé. En définissant un «ennemi de l’intérieur», la Révolution efface toute barrière entre ordre public et guerre, assimilant les contre-révolutionnaires à des agents de l’étranger. De même, cette notion fut présente lors des guerres de décolonisation établissant un lien entre les éléments du Viêt-Minh et les militants du P.C.F. L’ennemi intérieur se mue alors en «agent subversif».
Au-delà des ruptures évoquées, l’engagement de la force armée sur le territoire métropolitain est resté limité dans le temps. Or, l’apparition de la question sécuritaire, née des vagues d’attentats à partir de 1986, pose la nouvelle problématique de l’engagement dans la durée.
RÉPONDRE PRÉSENT !
Conséquence de la succession d’attentats islamistes récemment perpétrés sur le sol national, la perception des Français quant au rôle de leur armée sur le territoire métropolitain semble avoir considérablement évolué. Jadis perçu comme «protecteur du territoire», le soldat est dorénavant apprécié comme «protecteur du citoyen», au même titre que n’importe quel agent des forces de sécurité intérieure. L’attente de la population vis-à-vis de son armée est forte. L’armée de Terre doit désormais en prendre acte en s’interrogeant sur le sens et le positionnement de son engagement en métropole. L’enjeu est de taille : l’adversaire privilégiant systématiquement l’attaque à l’endroit même où la défense est absente, il s’agit pour le militaire d’être «au rendez-vous des possibles».
RÉINVESTIR LE CHAMP DES PERCEPTIONS
La rupture stratégique initiée par le déclenchement de l’opération Sentinelle offre aux armées l’opportunité d’opérer dans le domaine des perceptions afin de renforcer la cohésion et la résilience des Français. Pour cela, les armées – et l’armée de Terre en particulier – peuvent compter sur un atout majeur: celui d’être d’extraction populaire. D’une certaine manière, elle incarne le dernier contact de populations marginalisées avec l’État. Aucune autre institution n’est capable de créer un tel lien social et de cohésion nationale. Mieux, parce qu’elle est émanation de la nation, l’armée porte l’esprit de défense des Français qui s’appuie sur les valeurs de fraternité et de sacrifice qui ont fait la France.
En ce sens donc, l’instrument militaire offre l’exemple même d’un contre-narratif au discours de haine et de division de nos ennemis.
Agir sur les perceptions, c’est aussi accroître la peur du militaire chez l’adversaire. Celle-ci pourrait être utilement accentuée en développant l’imprévisibilité du soldat. En effet, pour que l’incertitude change de camp, il faut que l’armée intervienne par surprise.
Cela paraît d’autant plus évident que nos moyens militaires étant comptés, il importe de les exploiter au mieux: sous-employer ou surconsommer des soldats dans des dispositifs prédictibles est un luxe que la France ne peut s’offrir dans le temps. Aussi semble-t-il impératif d’abandonner le mode d’action statique pour lui préférer des procédés mobiles permettant d’observer, de surveiller ou de contrôler une zone, de jour comme de nuit, pour renseigner… ou intervenir. Dans le même esprit, la proposition d’une «dispersion de l’armement» – c’est-à-dire la conservation d’un armement discret en civil pour les officiers sur le modèle israélien – pourrait contribuer également à générer le doute chez l’adversaire.
Si l’imprévisibilité apparaît comme la condition nécessaire pour reprendre l’initiative tactique et dissuader l’adversaire, la crainte qu’inspiré le soldat pourrait être consolidée encore par l’affichage d’une posture plus agressive. Celle-ci pourrait passer par la militarisation des véhicules et une communication non-verbale davantage dissuasive. Enfin, une action sur la perception militaire interne pourrait être envisagée. Il s’agit ici de désinhiber le soldat en débloquant quelques verrous de l’environnement juridique. En effet, hors situation d’exception et sauf volonté expresse de l’autorité civile d’élargir les prérogatives du militaire (8), son engagement ,sur le territoire national s’inscrit dans le cadre du droit commun. La responsabilité des soldats y est donc régie par le code pénal et leurs moyens d’action y sont limités. Ainsi, l’emploi de la force par des militaires engagés sur le territoire national est-il strictement limité à «/a légitime défense de soi-même ou d’autrui, au commandement de l’autorité légitime (sauf ordre manifestement illégal) ou à l’appréhension de l’auteur d’un crime ou d’un flagrant délit puni d’une peine d’emprisonnement». Aussi, l’extension de l’article L 4123-12-11 (9) du code de la défense à l’emploi de la force armée sur le territoire national pourrait s’avérer opportun puisqu’il protégerait le soldat sur le plan pénal en garantissant son irresponsabilité dès lors qu’il respecte la loi. En outre, la question de l’attribution aux militaires de pouvoirs de police administrative – comme en bénéficient déjà certains agents de police ferroviaire privée -mériterait d’être posée…
Le soldat gagnerait en efficacité à être autorisé à mener des actions d’ordinaire réservées aux forces de sécurité : contrôle d’identité, filtrage, fouille, entrave d’un suspect. L’Esercito italienne bénéficie d’une dérogation semblable depuis 2008 dans le cadre de l’opération STRADE SICURE.
OPTIMISER LE DISPOSITIF DÉFENSIF
Sans surprise, l’absolue maîtrise des savoir-faire tactiques coercitifs s’impose d’emblée au militaire. En effet, l’obligation légale «d’assistance à personnes en danger» et la «légitime défense étendue à autrui» pourraient conduire le soldat à devoir agir en premier parce qu’il aura été le primo auxilium immédiatement sur les lieux… Ce cas de figure pourrait ainsi l’amener à devoir faire usage de ses armes jusque dans un assaut d’opportunité face à une situation réclamant une réaction instantanée (fusillade du Petit Cambodge par exemple).
Un maillage territorial efficace pourrait être obtenu en capitalisant sur l’empathie populaire. En effet, s’appuyant sur l’ancrage local des unités engagées et s’inspirant de l’exemple des «voisins vigilants» mis en place par les gendarmes, la force armée bénéficierait d’un renseignement constamment actualisé, généré par un réseau d’alerte populaire. De son côté, la population civile y gagnerait un «service de proximité» lui permettant de contacter immédiatement «ses» militaires en cas d’incident grave ou d’observation d’un phénomène inhabituel (10).
La question d’un éventuel abonnement d’unités militaires à des secteurs pourrait alors se poser par souci de conserver un renseignement optimum. Dans ce cadre, la fidélisation de soldats à des zones se révélerait sans doute pertinente puisque, garantissant l’instauration d’une confiance vertueuse dans la durée avec la population, elle faciliterait la remontée du renseignement.
Par ailleurs, une autre solution d’optimisation de ce maillage pourrait passer par une reconsidération de l’emploi des unités de réserve opérationnelle (URO) sur le territoire métropolitain. En effet, considérant l’excellente connaissance terrain des réservistes à l’échelon local, une territorialisation de la réserve participerait utilement au «remaillage de la France», notamment de ses points sensibles ou de ses déserts militaires. À ce titre, des URO pourraient être spécifiquement dédiées à certaines zones dans lesquelles elles seraient particulièrement à même de fournir un renseignement militaire d’ambiance utile.
Mieux, ce projet de territorialisation de la réserve pourrait, demain, constituer le socle de la «garde nationale» évoquée par le président de la République (11).
AGIR AUTREMENT
Sans surprise, l’absolue maîtrise des savoir-faire tactiques coercitifs s’impose d’emblée au militaire. En effet, l’obligation légale «d’assistance à personnes en danger» et la «légitime défense étendue à autrui» pourraient conduire le soldat à devoir agir en premier parce qu’il aura été le primo auxilium immédiatement sur les lieux… Ce cas de figure pourrait ainsi l’amener à devoir faire usage de ses armes jusque dans un assaut d’opportunité face à une situation réclamant une réaction instantanée (fusillade du Petit Cambodge par exemple).
Un maillage territorial efficace pourrait être obtenu en capitalisant sur l’empathie populaire. En effet, s’appuyant sur l’ancrage local des unités engagées et s’inspirant de l’exemple des «voisins vigilants» mis en place par les gendarmes, la force armée bénéficierait d’un renseignement constamment actualisé, généré par un réseau d’alerte populaire. De son côté, la population civile y gagnerait un «service de proximité» lui permettant de contacter immédiatement «ses» militaires en cas d’incident grave ou d’observation d’un phénomène inhabituel (10).
La question d’un éventuel abonnement d’unités militaires à des secteurs pourrait alors se poser par souci de conserver un renseignement optimum. Dans ce cadre, la fidélisation de soldats à des zones se révélerait sans doute pertinente puisque, garantissant l’instauration d’une confiance vertueuse dans la durée avec la population, elle faciliterait la remontée du renseignement.
Par ailleurs, une autre solution d’optimisation de ce maillage pourrait passer par une reconsidération de l’emploi des unités de réserve opérationnelle (URO) sur le territoire métropolitain. En effet, considérant l’excellente connaissance terrain des réservistes à l’échelon local, une territorialisation de la réserve participerait utilement au «remaillage de la France», notamment de ses points sensibles ou de ses déserts militaires. À ce titre, des URO pourraient être spécifiquement dédiées à certaines zones dans lesquelles elles seraient particulièrement à même de fournir un renseignement militaire d’ambiance utile.
À la différence des deux autres armées, primo-intervenantes dans leur milieu, l’Armée de Terre est et souhaite rester, hors états d’exception, une force concourante. Intégrant le lien direct existant entre «protection» et «dissuasion» – celle-ci n’étant pas seulement nucléaire et orientée vers l’extérieur, mais aussi conventionnelle et dirigée vers l’ennemi intérieur – l’Armée de Terre a intérêt à proposer un nouvel usage de la force en métropole en y devenant une «armée d’emploi». Partant, elle n’a pas vocation à agir «à la place de», mais en complémentarité des forces de sécurité intérieure dont elle ne doit pas non plus devenir supplétive. Il s’agit donc de proposer une nouvelle offre stratégique de l’outil militaire se caractérisant par une reconnaissance affirmée de sa participation à la dissuasion globale. Dans ce cadre, les forces terrestres joueraient un rôle «large spectre» allant de la prévention à la protection, permettant l’intervention en cas de crise.
La pérennisation de cet engagement sur le territoire national pourrait être formalisée dans le contrat opérationnel de l’armée de Terre par une PPST12 adaptée. La mission générale de la force armée dans ce cadre serait alors de contribuer à la protection de la nation par un déploiement visible des forces terrestres (FT) dans des zones choisies en complément des FSI ou en action autonome à leur profit. Il s’agirait de protéger (des installations), d’escorter, de surveiller, de contrôler des zones (points fixes et patrouilles) et de renseigner (information d’ambiance et sur le terrain).
Pour devenir une armée d’emploi sur le territoire national, l’armée de Terre doit proposer des modes d’action innovants à fort marquant militaire. Ceux-ci pourraient être de trois types :
•Relever ou compléter les forces de sécurité intérieure (FSI) en privilégiant les modes d’action spécifiques (protection de sites, sécurisation de secteurs par des patrouilles, escorte de convoi). L’emploi de la force armée s’inscrirait ici en appui de l’action des FSI, par relève ou renforcement, afin de leur permettre de se recentrer sur leurs missions de sécurité publique;
•Produire ponctuellement des effets complémentaires à ceux des FSI grâce à des capacités spécialisées (appui au commandement dans le domaine de la conception et de la planification, acquisition de renseignement d’origine ROIM/ROEM/ROHUM
(13) capacités DECONTA – CYNO – FS – CYBER -3D – SAN
(14) production d’eau potable ou d’électricité, etc.). La complémentarité avec les FSI jouerait ici à plein puisqu’il s’agirait d’agir localement avec des capacités particulières qu’elles ne détiennent pas ;
•Appuyer les FSI en profondeur et dans la durée en menant des actions complémentaires en périphérie de leurs zones d’action ou en environnement dégradé. La force armée agirait ici soit en complément du dispositif de protection permanent des FSI (maillage territorial), soit en appui des FSI et de la continuité de l’action de l’État en situation de crise. Concrètement, cela se traduirait par le réinvestissement des zones lacunaires du territoire dans lesquelles le soldat recevrait des missions de contrôle de points d’accès du territoire, de zones frontalières d’accès difficiles et de zones spécifiquement identifiées où un quadrillage non permanent serait mis en place.
Enfin, une option novatrice pourrait consister à revisiter les textes qui régissent la défense opérationnelle du territoire (DOT) en combinant la contribution permanente à la sécurité générale du territoire national (TN), la réassurance du lien armée-nation et le continuum de la préparation opérationnelle. L’objectif serait de déployer sur le terrain des unités terrestres (du DIA au GTIA) (15) dans des zones choisies en cohérence avec les besoins sécuritaires (des frontières aux villes en passant par les campagnes et zones reculées, les noeuds stratégiques et les sites névralgiques), sous couvert d’exercices en terrain libre. L’idée consisterait donc à échanger de la préparation opérationnelle contre du maillage territorial tout en confortant une présence dissuasive. Les forces terrestres contribueraient ainsi directement à la dissuasion conventionnelle sur le TN, à la prévention, au renseignement et au contrôle du territoire tout en s’entraînant. Mieux, en plus de dissuader «l’ennemi à l’intérieur», ces actions remobiliseraient les unités engagées sur le TN et renforceraient le lien armée-nation.
Ces deux siècles de déploiement sur le territoire métropolitain sont autant de clés de compréhension de la nouvelle donne sécuritaire. On peut surtout retenir la nécessité pour l’armée de Terre de ne pas revendiquer un rôle de primo-intervenant et de rester dans une chaîne de commandement militaire.
Si la réactivité de l’appareil militaire dans le cadre de la lutte globale contre le terrorisme (déploiement de 10.000 militaires sur le TN) a été unanimement saluée suite aux événements de janvier 2015, l’opération Sentinelle a tout de même induit une double rupture en modifiant considérablement la logique de l’engagement de la force armée. En effet, d’intervention limitée dans le temps dans le cadre d’une catastrophe naturelle, elle est devenue intervention dans la durée répondant à une menace sécuritaire majeure. La pérennisation de Sentinelle invite donc à revoir le concept d’emploi du militaire sur le TN afin d’en optimiser l’engagement : il y a là une opportunité à décrire une véritable PPS terrestre dans laquelle l’armée de Terre serait “à sa place, rien qu’à sa place mais toute à sa place avec un emploi optimum de ses capacités».
Enfin, son intérêt – conjugué à celui des Français – serait de s’inscrire dans une logique de primo-contributeur au sein d’une dissuasion conventionnelle.
(1) Audition du Général d’armée Pierre de VILLIERS, Chef d’État-Major des Armées devant la commission de la défense du Sénat, le 18 novembre 2015.
(2) Hormis les missions Harpie, Titan et autres missions ponctuelles de sécurisation (G20 par exemple).
(3) État d’urgence (loi 55-385 du 3 avril 1955), état de siège (article 36 de la constitution de 1958), DOT (décret 73-325 du 1er mars 1973).
(4) Loi 55-385 du 3 avril 1955: «état d’urgence» décrété en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public ou d’événements présentant le caractère de calamité publique. Emploi de la force armée sur le TN.
(5) Organisation hiérarchique territoriale des armées qui établit une structure en miroir de la chaîne préfectorale.
(6) Ordonnance 59-147 du 7 janvier 1959 portant organisation générale de la défense nationale.
(7) Lewal (général), «Les troupes coloniales», Baudouin, Paris, 1894, pp42-43
(8) Autorisation d’emploi de la force dans le cadre d’une réquisition complémentaire spéciale notamment.
(9) N’est pas pénalement responsable le militaire qui exerce les mesures de coercition ou fait usage de la force lorsque cela est nécessaire à l’exercice de sa mission.