Baccarat – 3 novembre 1944

 

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L’INTERMÈDE DE BACCARAT
( Extrait de “LA 2E DB – Général Leclerc – EN FRANCE – combats et combattants” – ©1945)
 

 

Avant de reprendre notre chevauchée nous allons cependant faire encore un galop d’essai. Ses objectifs sont strictement limités : réduire les positions avancées, traverser deux petites rivières, lécher, sans l’entamer, la Vor-Vogesenstellung. Le Général demande (et obtient) d’en profiter pour cueillir Baccarat : mais nous ne devons et ne ferons pas un pas supplémentaire.
Le commandement américain désirait améliorer sa base de départ et faciliter la progression du VIe Corps jusqu’à la Meurthe. Pour découper cette tranche dévolue à l’avance : une blindée, sans autre panachage qu’un renfort d’artillerie. Pendant deux jours, elle laissera libre cours à ses muscles et à ses poings, mais elle étudiera et mesurera ses gestes – – le propre du style, c’est que l’effort n’y est pas apparent — puis elle s’arrêtera comme pour une révérence.
Que l’Allemand n’y ait rien compris, ce n’est pas très étonnant. Le général Bruhn, quand nous le prendrons à Saverne, nous prétendra avoir apprécié en connaisseur la qualité de la manœuvre : cette opinion était aussi couchée sur les rapports que nous lui avons pris, lesquels ajoutaient aussitôt, contre-partie rassurante, que nous nous avérions incapables d’exploitation !
Nous le connaissions bien notre coin, mêlés que nous étions depuis un mois à la terre et aux villages, ceux de l’avant tous les jours un peu plus démolis et déserts.
Quelques Lorrains y restent accrochés : le maire de Brouville, le maire de Glonville. Ils avaient évacué leurs compatriotes, gardé avec eux deux ou trois durs. Autour se groupaient ceux des villages encore occupés par l’ennemi : le maire de Gélacourt, Calamay, le gendarme de Baccarat, une dizaine de garçons solides. Au milieu d’eux, à l’aise dans les ruelles que ne visitent plus que les tuiles arrachées aux toits et les éclats des « trains bleus », solide dans ses pantalons d’homme, une jeune fille. Marcelle Cuny avait caché trois mois chez elle, à Baccarat, deux aviateurs anglais, dont les débris de l’appareil sont encore là, derrière Glonville. Puis, quand nous avions été assez proches, elle avait pris avec eux le chemin des lignes. Pour avoir une contenance à la sortie des faubourgs, elle leur avait donné une brouette, qu’elle avait vite préféré pousser elle-même tant ils étaient empruntés. Avec eux, la nuit venue, elle s’était mise dans la froide Meurthe, elle en avait encore repêché un qui avait manqué se noyer, elle s’était faufilée jusqu’à nous, les prenant par la main dans les joncs et les pièges.
A Glonville, il y avait encore quinze Vosgiens : quatorze gosses plus le père de l’un d’eux, avec leur lieutenant, Jean Serge. Ils appartenaient au maquis du Donon, qui venait d’être taillé en pièces : réunis pour leur parachutage d’armes à Viombois, ils avaient été cernés, ils avaient tenu tête trois jours, cent cinquante, dont plus de cent sans armes, puis s’étaient dispersés par petits groupes, à la grâce de Dieu. On les voit arriver par deux, par cinq, mêlés à d’autres hommes barbus et épuisés : ceux-ci sont les restes d’un commando anglais qui est depuis trois mois en forêt et qui lui aussi s’égrène vers les lignes. On les réconforte, on les regroupe; leurs chefs, Rivière, Marchal, les réorganisent, on les engage dans les rangs des fantassins du Tchad – – et aussitôt ils repartent par petits groupes, retournent là-bas pour voir et nous renseigner. A côté de nous, à l’Etat-Major, le curé de Domèvre, où les Allemands sont encore. Il est chef des maquis de la région. A Domèvre, la Gestapo s’est surpassée : l’abbé Stultzman a vu tomber un à un ses compagnons, chaque jour lui a apporté un nouveau deuil à venger, jusqu’à ce que, rentrant avec nous à Baccarat, il soit allé reconnaître la dépouille de sa sœur, fusillée et abandonnée dans un bois.
Imaginez maintenant cette équipe disparate, unanimement et farouchement résolue, fouillant le terrain, interrogeant les indices, soupesant les passages. Le travail est complété par les Allemands eux-mêmes : avec moins de spontanéité, certes, mais au fond sans trop de manières, les prisonniers faits aux lisières des bois se penchent avec nous sur la carte. L’un d’eux, un Russe, déserte à point l’avant-veille de l’opération et met à notre service un don d’observation vraiment étonnant : il repartira dans nos rangs.

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Manteuffel avait déjà retiré pour la reformer la majorité de sa 5e Armée blindée. La 21e Panzer restait la dernière : devant la Division blindée française il fallait maintenir des blindés. Elle partirait à son tour dans quelques jours, dès que la 106e Panzerbrigade, dégagée de la région du Thillot, serait arrivée. En attendant, la 21e Panzer recevait un sérieux appoint d’antichars : son bataillon antichars, auquel il ne restait que quatre canons de 88, recevait en bloc, vers le 15 octobre, douze canons de 85 russes, réalésés en 88, avec tout le personnel pour les servir. Ces renforts étaient presque tous mis en œuvre entre Meurthe et Vezouze, pour couvrir la rocade Baccarat-Montigny-Domèvre.
L’ennemi s’était donc préparé à une irruption de blindés : il les attendait cependant surtout sur les routes et principalement sur les deux axes que forment la Nationale 59 et la Nationale 4, bifurquant toutes deux de Lunéville vers Baccarat et vers Sarrebourg, qu’il avait barrées à Azerailles et à Ogeviller. A mi-chemin, tenant la croupe entre les deux vallées et le carrefour des routes secondaires, il avait fortifié Hablainville. Ces trois points forts étaient reliés par un rideau d’infanterie sans profondeur : si les documents saisis montraient en effet qu’il avait prévu à l’avant trois lignes de résistance successives avant de retomber sur la Vor-Vogesenstellung, il manquait d’effectifs pour les garnir.
Le Général choisit donc de manœuvrer par surprise, profondément et en dehors des axes.
Le gros de la division se met en place sur la rive droite de la Meurthe le 30 octobre, par une journée ouateuse qui masque à souhait les vues et les bruits. Le débouché aura lieu des lisières est de la forêt de Mondon, mais la dernière partie du parcours (par trois itinéraires aménagés par le génie à travers la forêt) ne se fera qu’immédiatement avant le déploiement, le 31 au matin, pour réserver le maximum de surprise. La Horie, au centre, évitant délibérément Hablainville pour passer tous terrains au nord et au sud, doit immédiatement border la Verdurette de Pettonville à Merviller, y chercher des passages et, sans marquer d’arrêt, pousser sur Vacqueville. Les autres sous-groupements se déploieront en éventail autour de lui, protégeant ses flancs et ses arrières, élargissant sa brèche et s’assurant les routes, qui seront aussitôt déminées. Merviller pris, Baccarat sera attaqué par le nord, et une menace poussée de Vacqueville en direction de la route Pexonne-Neufmaisons doit nous conserver l’ascendant suffisant pour que les réactions ennemies ne puissent être efficaces avant que nous soyons consolidés. Alors seulement nous tirerons notre révérence. Six sous-groupements, dont chaque temps est réglé et dépend de tous les voisins – – il n’y manque même pas la désinvolture des chassé-croisés -le menuet de Baccarat.

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A la tombée de la nuit, chacun perfectionne son style, tandis que le Général et son Etat-Major, qui n’ont plus à intervenir, ont tout le loisir, des fenêtres sans carreaux du glacial séminaire de Ménil-Flin, de scruter le ciel. La traversée du bois et le débouché en plein champ sont déjà scabreux à cette époque (on a spécialement sorti les chars pour une expérience : ils s’enliseront dans des mares de boue si la pluie se remet de la partie) ; or le temps aujourd’hui s’est radouci et s’est couvert.
Mais le matin du 31 s’ouvre froid et ensoleillé. Bientôt il s’emplit des tirs de l’artillerie qui commencent au moment du débouché, car là aussi tout a été subordonné à la surprise. Et les lisières de la forêt se garnissent de chars.

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Le menuet suit son rythme. Pour qu’il n’ait pas l’ennui des choses trop impeccables, voici d’abord juste ce qui est permis comme faux pas.
La Horie, ouvrant la danse, doit donc éviter Hablainville, point fort sur la colline, pour s’emparer de Pettonville et du pont sur la Verdurette. En tête, le premier char passe le ressaut du terrain, découvre son village, n’hésite pas une seconde à annoncer « Pettonville » : et toute la harka de l’enfoncer. Vers le pont, puisque lui seul compte, le capitaine dépêche aussitôt l’aspirant. Ce dernier est un peu dépité lorsqu’il revient : «II n’y a pas de pont… d’ailleurs il n’y a pas de rivière ! » — Histoire de fou. Qui témoignera ? – – «La plaque à l’entrée du village, retourne la voir en vitesse ». C’était Hablainville !
Que c’eût été le point fort, personne ne s’en souciait plus, puisqu’on l’avait pris sans le savoir. On y avait tué cinquante boches, liquidé deux ou trois canons. Il ne reste qu’à se dépêcher sur Pettonville, qu’on prendra à son tour, pendant que Massu, dont Hablainville était l’affaire, et qui attend derrière, trouve un peu fort qu’on l’ait dérangé pour rien…
Puis tout rentre dans l’ordre, La Horie borde la Verdurette de Pettonville à Reherrey; sur trois ponts, il s’en assure deux. Passé sur la rive droite, il va couper au sud de Montigny la route de Baccarat à Domèvre et repart droit à l’est déborder Vacqueville par le nord – – Massu l’a fidèlement suivi jusqu’à la rivière.
Cantarel, sur la droite, a pris Brouville et Merviller. Il s’efface et, coupant La Horie, il passe sur sa gauche, droit au nord, sur Montigny. Pour le remplacer, voici Quiliquini.
A l’heure H, sortant à l’improviste des Hauts-Bois, celui-ci avait sans autre façon, de flanc, et en compagnie du déserteur russe, abordé Azerailles. De l’observatoire voisin, comme d’une loge devant un théâtre d’enfants, on a vu le canon antichar cracher sa lueur à la place qui sur nos cartes lui était dévolue, puis se taire; et le grand bazooka jaune surgir de dessous le ponceau, traîné en brimballant dans la retraite précipitée de ses deux servants. La garnison était sortie par paquets, les bras levés; elle collaborait maintenant au déblayage, sous l’œil vigilant du Russe, qui leur prouvait ainsi qu’en définitive c’était bien lui qui avait eu raison.
Sortant de la forêt au même instant et un peu plus au nord, Rouvillois avait pris la crête qui domine Gélacourt, puis Gélacourt, puis le 88 et la position du bois des Aulnays. Marcelle Cuny l’accompagne depuis le matin : elle lui indique maintenant un itinéraire qui évite les obstacles établis par les Allemands à l’entrée de la ville. Il pénètre avec elle dans Baccarat par le quartier des casernes.
Il se répand aussitôt sur la rive droite de la Meurthe : en même temps, guidé par Calamay, y voici le détachement Joubert. Ce dernier, détaché par Quiliquini, a échangé la droite de Rouvillois pour la gauche de Rouvillois. Il a ainsi gagné Merviller puis Baccarat par la route du nord.
Tous foncent alors sur le pont : Krepps, Luchiesi, Maclena. Au canon, ils tirent dans le groupe qui s’affaire de l’autre côté. Ils coupent en deux l’officier avant qu’il n’ait mis en œuvre la destruction. Il ne restera plus au sous-officier boche qu’à nous montrer comment nous débarrasser des imposantes torpilles qui truffent tout spécialement ce coin-là et nous serons maîtres du seul pont impeccable sur la Meurthe qu’on puisse encore trouver à l’heure où j’écris.

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Demain, il reste à arrondir quelques gestes :
Vacqueville n’est pas encore pris. Le terrain a été à limite de praticabilité toute la journée — et après le passage allègre des chars on y a vu souvent de tristes troupeaux de half-tracks embourbés. Dans l’après-midi il a fait soudain défaut à La Horie : le menuet risque de devenir black-bottom. Il faut faire demi-tour, revenir par Merviller sur les Carrières, que le colonel von Luck, qui avait perdu d’entrée la moitié de ses effectifs, a quittées précipitamment. Le 1er novembre l’attaque reprend et va durer jusqu’au soir.
En partant, von Luck avait confié Vacqueville a son officier favori : lieutenant Sommer, commandant la compagnie d’Etat-Major. Le journal de la Wehrmacht venait de le mettre à l’honneur, car il avait reçu la haute distinction de Ritterkreuztraeger du régime. Le titre de l’article était : « Ein Offizier der Teufelsdivision und seine mànner ». Le même titre venait à l’esprit irrésistiblement au spectacle de ce même officier et de ces mêmes hommes rangés contre les murs fumants et fouillés par les Espagnols de Dronne. L’officier avait timidement montré au fond de sa poche sa Ritterkreuz, beau crachat tout plein de brillants, et, comme un gosse, il questionnait anxieusement : pourrait-il la garder ?
Quant à la. Teufelsdivision, elle perdait encore tout le terrain entre la Verdurette et la Blette, que Minjonnet et Massu conquéraient incontinent, le pont sur la Blette à Montigny, que coiffait Cantarel, et à l’autre bout toute la Meurthe jusqu’à Bertrichamps.

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A Montigny, Cantarel touchait la Vor-Vogesenstellung. Cette fois, ça devenait sérieux. Tranchées hâtivement garnies avec de tristes produits de la « mobilisation totale », tous les chars disponibles (une vingtaine) rués sur le secteur, mais à distance respectueuse, troupes prélevées dans la nuit aux autres secteurs et grosse débauche de munitions d’artillerie.
Et aussi, signe infaillible du désarroi chez l’ennemi, la réaction désordonnée de son aviation. Trente Messerschmidt le 1er novembre : pour des gens qui en sont si économes ! Deux sont abattus d’entrée par la 4e batterie antiaérienne. Cinq autres s’ajouteront les jours suivants au tableau, l’un qui offrira à un canon de la 1ère batterie l’occasion d’un spectaculaire combat singulier. Fonçant sur la pièce qui l’attaque, il percute et explose devant elle, criblant d’éclats les servants ; le moteur rebondit et roule sur 300 mètres tandis que le pilote vient s’écraser aux pieds mêmes de ceux qui l’ont abattu.
Après quoi tout rentrera dans l’ordre : l’ennemi a conclu – – pour un temps — que nous ne savons pas exploiter !
L’image du doigté et de l’ascendant pris sur lui dès le 31, on pouvait la trouver dans le cadre du vin d’honneur que les F.F.I. et la municipalité de Baccarat offraient au Général le 3 novembre. Le curé de Domèvre présentait ses concitoyens et ses camarades dans la salle d’exposition de la Cristallerie. Peut-on imaginer décor plus fragile ? Qu’en serait-il resté après l’ombre d’une résistance ou si seulement le pont avait sauté ?
Et sur une planchette surélevée au milieu des coupes de Champagne s’alignaient en frêle trophée quelques carafes et quelques verres, vestiges du service taillé et ciselé pour Goering.

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Ordre du Jour n° 69

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