Place Kleber à STRASBOURG, Le général LECLERC au cours de la prise d’armes suivant la libération de la ville
Vers Strasbourg
Après avoir complété ses effectifs pour l’incorporation de FFI, dont les deux fils aînés de Leclerc, Henri et Hubert, la 2e DB reçoit pour objectif Epinal, dans les Vosges.
Un détachement de la division effectue la liaison, le 12 septembre, avec des éléments de la 1ère DMI (ancienne 1ère DFL) du général Brosset, à Nod-sur-Seine (Côte d’Or)
Leclerc pousse jusqu’à Vittel, Contrexeville et Dompaire. Baccarat est libéré le 30 octobre avec l’aide des Forces françaises de l’intérieur et d’une résistante, Marcelle Cuny. Badonviller est libéré le 17 novembre.
Leclerc prépare la prise de Strasbourg et le franchissement des Vosges de part et d’autre de la trouée de Saverne pour atteindre la plaine d’Alsace. Les sous-groupements Rouvillois, Massu, Cantarel, Putz et Debray, parvenus en Alsace, sont tous bien placés pour libérer Strasbourg.
Rouvillois, commandant le 12e régiment de cuirassiers, arrive le premier avec ses hommes et des éléments du RMT, le 23 novembre. Dans une proclamation, Leclerc rappelle aux Strasbourgeois que la libération de la capitale de l’Alsace a été leur obsession pendant trois ans.
La libération de Strasbourg constitue un double symbole. C’est l’aboutissement du serment de Koufra. C’est la Libération de la capitale de l’Alsace annexée par le IIIe Reich.
DE LA MEURTHE au RHIN
LA CHARGE DE STRASBOURG
( Extrait de “LA 2E DB – Général Leclerc – EN FRANCE – combats et combattants” – ©1945)
L’attaque
Le 13 novembre, un jour bas sur une neige fraîche et molle qui alourdit encore le gras terrain de Lorraine, le XVe Corps passe à l’attaque. La 3e Armée, au nord, a commencé depuis quatre jours son offensive, a dépassé Château-Salins. Au sud, le VIe Corps et la 1ère Armée française démarreront à leur tour le 15, face aux Vosges et à la trouée de Belfort.
Le Corps doit remonter d’abord le couloir large de 20 kilomètres qui sépare les marais de Fénétrange des avancées du Donon, vers Sarrebourg. Puis il se rabattra à l’est, sur Saverne et l’Alsace. Il va se heurter à deux positions successives, que l’ennemi organise depuis septembre avec l’appoint de la main-d’œuvre locale et de 50.000 Alsaciens mis en travail forcé. La Vor-Vogesenstellung s’appuie sur les marais de Fénétrange et la Haute-Meurthe, dont est fortifiée la rive est dominant Raon-1’Etape et Saint-Dié, pour rejoindre au sud les contreforts de la Schlucht au-dessus de Gérardmer : ses points forts dans notre couloir sont Blamont, Ancer-viller, Sainte-Pôle, Neufmaisons, qu’elle relie par des réseaux continus de tranchées et de fossés antichars fortement protégés par des mines. La Vogesenstellung barre la trouée de Saverne entre Mittelbronn et Phalsbourg, se raccroche par Hazelbourg, Trois-Fontaines au Donon, dont elle interdit les accès de la Sarre rouge et de la Sarre blanche. Plus au sud elle défend Saales, Sainte-Marie-aux-Mines, Le Bonhomme, la Schlucht.
Que l’ennemi ait eu pleine confiance dans ce double dispositif et soit resté à peu près sûr de tenir l’hiver sur les Vosges a été prouvé ultérieurement par les nombreux documents saisis à Saverne et à Strasbourg. Une autre preuve plus tragique a été donnée par la destruction totale et systématique de Saint-Dié et de Gérardmer; ces villes qui restaient au pied de ses défenses, il ne voulait pas, disait-il, les offrir en cantonnement aux Alliés : elles sont maintenant loin à l’arrière, dans une zone où ne s’arrête plus aucun convoi, témoins déserts d’une scientifique et inutile brutalité.
Les débuts de l’attaque sont durs : les points noirs de l’infanterie américaine sur la neige, au milieu des mines et sous le barrage d’artil-lerie, progressent lentement. La 79e Division d’infanterie, avec laquelle nous combattons côte à côte depuis Chaumont, poursuit cependant méthodiquement son effort que nous appuyons de nos feux : elle ouvre une brèche dans la position à Ancerviller, puis à Sainte-Pôle, pousse par Halloville vers Blamont, utilisant un seul chemin médiocre battu par l’artillerie. L’effort est étayé à gauche par la 44e Division d’infanterie. A droite, nos éléments légers vont essayer de lui donner un peu d’air.
Nos officiers sont en effet au milieu des leurs, guettant le moment où les blindés reprendront leurs droits. Et si pour le moment il est hors de question d’engager des éléments importants, de petits groupes maniables peuvent tenter leur chance. Dès le 15, Morel-Deville part donc avec un escadron d’A.M., renforcé de quelques chars et épaulé par une batterie d’artillerie. De Halloville il se rabat sur Nonhigny; le 16, debout sous le feu au milieu de ses chars comme un cornac dans un troupeau d’éléphants, Kochanowsky, la badine à la main, force la défense si abruptement que le téléphone sonne encore quand ils arrivent au P.C. Le curé de Domèvre, guide et interprète de l’équipe, inaugure alors la série des communications tendancieuses qui pour l’ennemi vont augmenter le mystère de cette corrida.
Pendant trois jours, dans toutes les directions, poussant au nord, au sud, à l’est, Morel-Deville va combattre seul dans une trouée entre deux forêts où l’ennemi s’accroche fort, menacer Parux, prendre Montreux, menacer Neuviller, prendre Parux et progresser finalement, lorsque les efforts faits parallèlement aux siens sur Frémonville et Badonviller auront suffisamment ébranlé l’ennemi, jusqu’à Cirey.
De La Horie, lui, essaie Badonviller. Le 16, à la tombée de la nuit, un petit détachement qui débouche de Sainte-Pôle se heurte à des antichars solidement établis à Saint-Maurice. Le 17 au jour, il repart. Saint-Maurice, probablement inquiété par la corrida Morel-Deville, s’est vidé dans la nuit. Le char de tête, Uskub, arrive à la lisière de la forêt sur la route droite qui mène à la ville : il observe en connaisseur le 88 boche qui l’attend, puis repart doucement et dès que les deux mires s’alignent c’est pour que Uskub mette au but en une fraction de seconde. Trois minutes après le détachement se bat au passage à niveau, pénètre dans les premières maisons, avertit de son succès La Horie, qui donne ordre de pousser et fait suivre par derrière tout ce qui peut. Pas encore grand’chose !… ce sont six chars et douze half-tracks qui s’installent sur la grande place, poussent jusqu’aux sorties, où l’ennemi essaie de s’accrocher, et collectent trois cents boches qui sortent de tous les coins. Plusieurs pièces antichars sont prises sans avoir tiré.
Rupture
Badonviller, où le lieutenant-colonel de La Horie devait être tué le lendemain, était une pièce maîtresse du dispositif ennemi. Celui-ci nous opposait deux divisions : la 553e dans la trouée, adossée à Réchicourt et Blamont, la 708e adossée à Badonviller et à Celles-sur-Plaine, à cheval sur la crête de la Chapelotte. Coupée en deux et privée de sa rocade, cette dernière va retraiter sur le Donon en deux tronçons séparés qui perdront progressivement toute cohésion. Or, elle avait bien compris la partie qui se jouait là : si bien que le 17 au matin, et décidément ennuyée par Morel-Deville, elle avait rameuté les troupes nécessaires à une contre-attaque qui devait déboucher de Neuviller, tandis qu’un bataillon de chasseurs de montagne, ramené de Saint-Dié, était envoyé en hâte renforcer Badonviller même par la Chapelotte. De La Horie, en arrivant Sherman en tête, sans préparation d’artillerie, coupera la contre-attaque à la racine et devancera dans la ville les chasseurs, qui n’auront plus qu’à repartir pour être employés ailleurs. La dernière maison de la ville, celle qui s’était acharnée toute seule à résister, c’était le P.C. du colonel qui avait la garde du secteur. Quand il avait vu, contre tout espoir, la fissure devenir irrémédiable, il s’était tiré une balle dans la tête; et quelques secrétaires hagards, image même de la peur, étaient sortis comme des rats vers nos hommes.
Badonviller, c’était pour nous une fenêtre brusquement ouverte la perspective d’une grande route vers Cirey, doublant l’axe, jusque-là unique et surchargé de l’attaque, d’une route non minée défilant sur les arrières de l’ennemi, au plus près de cette montagne que nous voulions franchir.
Encore fallait-il la conquérir, cette route : sur 10 kilomètres on allait y voir refluer tous les éléments hâtivement repliés de l’ouest, tandis qu’au sud et à l’est l’ennemi restera plusieurs jours menaçant. Il n’était pas encore question d’« exploitation ».
Le Général, qui réserve pour cette ultime phase les groupements Langlade et Dio, fait donc appel au gros du groupement Guillebon, théori-quement « au repos » après les efforts fournis depuis Baccarat. Ce repos ne l’empêche pas d’être en deux heures sur place, de forcer de Badonviller même un difficile débouché vers le nord et de livrer le même soir à Bréménil un dur combat. Le lendemain, toujours séparé de Morel-Deville par des forêts où fourmille l’Allemand, il prend Petitmont, Val et Châtillon, où il traverse la Vezouze. Morel-Deville, qui a pris Parux et établi la liaison à Petitmont, voit apparaître les premières maisons de Cirey. La journée s’avance, il faut faire vite. Résistance sporadique des armes antichars, bras levés des Volksgrenadiers terrifiés, un char qui se replie en canonnant sans succès les Sherman de tête de Martin-Siegfried. Flanquée de spahis à pied, la colonne pénètre dans la ville, coiffe le pont dans la nuit noire, sort à coups de crosse des hommes qui espéraient être tranquilles au moins jusqu’au matin : obligeamment, les corvées allemandes lui servent leur soupe toute prête et fumante. Nous voilà avec deux ponts sur la Haute-Vezouze.
Le 19 au matin, le Général est à Cirey. Quelques efforts sont encore nécessaires, mais la porte est déjà plus qu’entr’ouverte. L’ennemi décroche sur tout le front du Corps, abandonne la Vor- Vogesenstellung pour garnir la ligne des Vosges. Il faut à tout prix maintenant le prendre de vitesse : l’instant approche pour lequel tout jusque-là a été mis en œuvre, le difficile moment du lâcher.
Quelques semaines auparavant, devant la carte, devant le problème que posait la trouée de Saverne fortement fortifiée, la main du Général avait esquissé un double mouvement. Surprendre l’ennemi par des itiné-raires de montagne au nord et au sud.
Au sud, c’était la route de Dabo. Non pas cependant telle qu’elle part de Sarrebourg, mais rejointe à son dernier tronçon devant Hazelbourg. La première partie du trajet sera faite par des chemins secondaires qui déploient leurs longues épingles à cheveux en pleine forêt, au plus près de la montagne. Lafrimbolle, Saint-Quirin, Lautenbach, Walscheid, Sitifort. Cet itinéraire sera doublé au nord par Bertrambois, Niederhoff, Voyer, Hartzviller, Trois-Fontaines. Le colonel de Langlade doit y lancer ses deux sous-groupements, Massu et Minjonnet.
Au nord, après avoir franchi le canal, il faut éviter Sarrebourg, le déborder, puis passer la Sarre. De là quelqu’un partira droit sur Phalsbourg, face au centre du système boche : ce sera Quiliquini. L’autre sous-groupement du colonel Dio, aux ordres de Rouvillois, devra déborder largement au nord.
Massu, Minjonnet, Quiliquini, Rouvillois. Itinéraires D,C,B et A. Chacun a longuement étudié son affaire. Chacun a disposé ses colonnes. Chacun suit au plus près. Chacun attend son signal.
Donné trop tôt, ce signal, c’est la meute arrêtée aussitôt découplée par un obstacle trop dur, après lequel elle ne rattrapera pas sa lancée. Trop tard, elle ne saisira plus cet instant fugitif où l’ennemi perd sa balance, où la violence et la vitesse prennent soudain tous les droits.
*
De Cirey donc le Général, qui a donné pour A et B des ordres sur lesquels nous reviendrons plus tard, fait reconnaître les amorces de D et de C par Morel-Deville et par Da. A midi, ce dernier livre passage à Bertrambois au colonel Minjonnet : celui-ci se battra pendant deux jours à Niederhoff, à Quatre-Vents et à Voyer contre un adversaire résolu, appuyé d’une dizaine de chars. Fixé aussi fort de front, le boche, qui avait son P.C. à Hartzviller, n’aura plus la liberté d’esprit nécessaire pour déceler la manœuvre de Massu sur sa gauche, puis sur ses arrières, ni pour y faire face. Bien peu en restera.
Sur l’itinéraire D, Morel-Deville reconnaît à Saint-Michel un important système défensif. La vallée de la Sarre blanche est barrée sur toute sa largeur par un obstacle antichars continu, à hauteur duquel a pris position le bataillon de chasseurs arrivé trop tard à Badonviller. Cette fois les Jäger sont en place, beaucoup d’entre eux juchés dans les arbres.
La charge
« Ça va, le Général a lâché Massu. » C’était le lendemain, vers 10 heures, la remarque laconique d’un vieux sous-officier du Tchad qui avait la prétention (justifiée) d’en remontrer à l’Etat-Major.
Le 19 au soir, rameuté à son tour, Massu avait jaugé l’obstacle. Conduits par Morel-Deville, sa grande silhouette, ses traits un peu fermés, avares de paroles (son travail se fait en dedans), avaient remonté la colonne. Le feu s’était fait de plus en plus nourri. A l’A.M. de tête son adjoint, le capitaine Lucien, avait été touché.
La barrière ne pouvait décidément être abordée de front. Une attaque en règle était montée le 20 au matin. Appuyées par toute l’artillerie du groupement, deux compagnies entières manœuvreront en passant à travers bois pour rejoindre la route 2 kilomètres plus loin, au pont même de la Sarre.
La tâche est dure et les Jäger coriaces. Mais, pendant que le canon donne à plein, les fantassins du Tchad y vont avec leur activité et leur résolution coutumières : la machine est bien rodée, peu d’ordre sont nécessaires; les Jäger et leur bel équipement tombent par paquets, puis se disloquent. A 9 h. 30 la route est ouverte. La colonne s’y engouffre.
En trombe, elle va y faire d’une seule traite, sans qu’aucun autre des nombreux barrages tout préparés contre elle n’ait le temps de jouer, plus de 20 kilomètres.
D’abord une zone vide qui succède immédiatement à la bataille. Bientôt, le spectacle s’anime. En abordant une épingle à cheveux qui va chercher un fond de vallée pour revenir sur le versant en face, la Jeep de tête voit disparaître la queue de la colonne ennemie. Au virage suivant, la distance a diminué. Les 88 motorisés ont filé devant ou se sont garés sur les traverses (d’où quelques-uns essaieront encore de faire feu à bout portant), et c’est maintenant l’artillerie hippomobile, 105 et 150, qui est à la traîne. Les braves chevaux galopent tant qu’ils peuvent : ils gagnent encore un virage, puis, sous le tac tac des mitrailleuses, se voient abandonnés en un clin d’œil des servants et des conducteurs. L’attelage à la dérive se voit remonter par le char, qui se garde bien de l’immobiliser en travers de la route. La route, avant tout, il faut la garder libre. Le char double donc sans tirer, puis, d’un coup de queue, bascule pièces et bêtes dans le fossé.
Une quinzaine de pièces y passent avec leurs trains, en tout au moins cinquante attelages. Cadavres d’hommes et de chevaux échelonnés sur la route, les quelques rares restés au milieu impitoyablement broyés. Les voitures, les camions, les canons tractés sont rejoints à leur tour, mis en flammes aux orées des villages. La colonne poursuit son fracas, sans un coup d’œil en arrière.
Car derrière le spectacle change encore une fois. Dans l’intervalle qui sépare la colonne de pointe du deuxième élément, sur la route redevenue vide, le boche reflue du fourré après avoir jeté casque et arme, hagard et les mains en l’air. Le deuxième élément heurte ce grouillement qui sort de la grande forêt mystérieuse et un peu inquiétante. Il passe dans le fracas des chenilles, avec la vague injonction d’avoir à se reformer et à refluer à l’arrière. Le troisième élément rencontre donc des colonnes toujours mains en l’air, au pas de gymnastique, dos et yeux fuyants, qui ondulent vers les bas côtés sans interrompre leur rythme. Lorsqu’elles arrivent à un des bouchons fixes qui sont placés de loin en loin sur les embranchements latéraux, elles sont arrêtées et parquées : demain matin, la sentinelle préposée à la garde de cent hommes trouvera fréquemment que son troupeau s’est doublé, par infiltration, à la faveur de la nuit.
Carte
Massu, qui entre temps a envoyé son fameux télégramme : « Maintenant, je fais de l’exploitation », s’est arrêté à la nuit au carrefour de Rehtal, le dernier avant Hazelbourg. Minjorinet y arrive le lendemain matin par son itinéraire : il devra encore sonder Lutzelbourg, puis se regrouper avant de repartir en avant sur la route la plus favorable. Or, Massu est tout seul, loin en avant. Sur les 30 kilomètres qui le séparent de Cirey, quelques rares spahis s’échelonnent aux carrefours les plus importants. Pour les officiers de liaison qui rentreront dans la grande nuit (leurs petites Jeeps solitaires feront maintes rencontres inattendues), la forêt redeviendra ce soir-là le domaine mystérieux et un peu angoissant des contes de leur enfance.
Ils apportent au Général le compte rendu de la dernière avance. Autant pour s’imposer sur ce tronçon vide que pour renforcer sa force vive à l’avant, le Général convoque de Guillebon. Le repos n’est pas encore pour ce soir : entre minuit et 4 heures du matin, tous phares allumés, dans la pluie qui s’est remise à tomber avec acharnement, son groupement va remplir encore une fois l’itinéraire de son fracas.
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Le 21 au petit jour, le mouvement reprend, Massu en tête, suivi par tout le groupement de Guillebon. Minjonnet passera ensuite, et le groupement Langlade, séparé ainsi en deux tronçons, ne se recollera que dans la plaine.
Le pont d’Hazelbourg, les défenses de Dabo sont vides (nous trouverons à Saverne l’ordre de les garnir d’urgence), Dabo même est atteint après un tout petit combat. Une batterie de 88 qui retraite a cependant barré la route à la sortie de la clairière : les deux heures de répit que lui laisse le dégagement des arbres vont-ils lui permettre d’esquisser une parade, ou au moins de mettre en œuvre les destructions qui risquent de retarder considérablement la descente ?
La petite chapelle papale qui a vu sur cette route les moyenâgeuses vicissitudes des évêques et des comtes domine de son assise rocheuse le groupe de sapeurs qui scient les grands sapins couchés et qui en mettent un coup, je vous le jure. D’un geste de sa canne, Massu remet la colonne en marche vers l’Alsace.
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Et, l’après-midi, les nouvelles s’échelonnent. La colonne filiforme descend encore 20 kilomètres de raides lacets dans la forêt, débouche et s’étale aux premières clairières sur la plaine. Birkenwald, Reinhardsmunster, Dimbsthal, Allenwiller. A Singrist, elle coupe la grande route entre Marmoutier et Wasselonne, où de nombreuses voitures militaires qui circulent, l’esprit en repos, tous phares allumés, viendront buter et se faire massacrer à nos bouchons. La défense allemande se renferme entre les murs qui ont sur place leur garnison; ailleurs, les villages alsaciens retrouvant les nôtres s’essaient à reparler leur français. Et parce que le vocabulaire est rare, que les mêmes mots sont répétés, cette rencontre garde un air grave. Elle en est plus dense de tout ce qui n’est pas exprimé, plus solide derrière la pudeur des gestes inachevés. Et les premiers quartiers sont pris dans toute l’austérité de la guerre.
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Dio donne au nord de l’ampleur
On a vu jusqu’ici huit jours de combats incessants, l’infanterie américaine dans la neige, la corrida Morel-Deville, le char Uskub et le colonel de La Horie à Badonviller, le groupement Guillebon peiner jusqu’à Cirey, Minjonnet accrocher le boche à Voyer, tandis que Massu faisait sauter l’obstacle de Saint-Michel, tout cela aboutir comme par un entonnoir à une route tortueuse et montante sur laquelle s’est engouffrée la charge pour redescendre de l’autre côté et s’étaler dans la plaine. Pour donner de l’ampleur à la manœuvre, la pousser largement en Alsace, il ne pouvait être question de compter sur cet unique et frêle cordon ombilical. Il fallait, à nous et surtout à ceux qui devaient suivre, la porte de Saverne.
Saverne, premier objectif assigné par le Corps, débordé au sud par Dabo, était donc simultanément attaqué par le nord et par le centre. Cette double tâche était menée par le groupement Dio.
Depuis trois jours ses deux sous-groupements, Rouvillois et Quiliquini, étaient prêts de leur côté, derrière la 44e Division d’infanterie américaine qui devait progresser à l’aile gauche du Corps. L’infanterie américaine devait ouvrir le passage d’abord à travers la Vor – Vogesenstellung, puis sur le canal de la Marne au Rhin, avant que les blindés puissent être utilement lancés. Les progrès au début sont lents : ce n’est que lorsque la 79e Division d’infanterie américaine à Blamont et Guillebon à Cirey auront enfoncé la Vor – Vogesenstellung que l’ennemi décrochera au nord, ordonnant le repli général sur Phalsbourg et la ligne des Vosges.
Dio est là pour s’assurer que, ce repli, il ne le fera pas à loisir. Ses destructions même ne jouent pas complètement : sur le fossé antichars qui barre la route, son propre pont de bois nous livre passage et sur le canal un pont secondaire, à Xouaxange, est saisi intact dans la nuit.
Le 20 dans la matinée, tout le groupement s’engouffre sur ce pont en même temps qu’un groupement de la 44e Division d’infanterie, qui doit s’occuper de Sarrebourg pendant que Dio débordera au nord. Trois colonnes, qui devaient primitivement disposer de trois itinéraires, refluent vers l’unique passage qui leur fera gagner quelques heures, sans attendre que les autres soient remis en état.
Tout passe quand même. Quiliquini et Rouvillois se remettent en éventail, débordent Sarrebourg en livrant, le premier surtout, quelques combats assez durs dans les villages et dans les faubourgs de la ville. Leur fougue n’est pas longtemps contenue : bientôt tous deux bordent la Sarre. Quiliquini y construira un pont dans la nuit. Rouvillois, grâce au meunier d’Oberseltzel qui a enivré l’équipe allemande chargée de la destruction, trouve à sa disposition un passage intact sur lequel il franchit en trombe. Il couchera ce soir à Rauwiller.
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Le 21, Quiliquini repart à toute allure, direction Mittelbronn-Phalsbourg, face au centre de la position allemande, dont il a pu jauger sur les photos la solidité : elle comporte deux systèmes complets, un à hauteur de Mittelbronn, l’autre derrière Phalsbourg, chacun avec un fossé antichars continu couvert par deux réseaux de tranchées, boyaux, postes de guet, emplacements d’armes. Sur la deuxième position, l’ennemi a coulé du béton.
La charge enlève le premier système de tranchées. Les chars dévalent à contre-pente, traversent Mittelbronn, prennent sous leur feu le fossé. On peut voir encore le char Bourg-la-Reine tombé en pointe devant Phalsbourg, et, à l’ouest de Mittelbronn, au faîte du grand glacis qui offre au défenseur un si formidable champ de tir, mais qu’ils avaient tout entier traversé, les tombes de ceux du I/R.M.T., que les gens du village entretiennent pieusement.
Là fut tué le premier officier qui au début de 1943, aux confins tunisiens, s’était présenté pour la rejoindre à la colonne Leclerc arrivant du Tchad : le capitaine Boussion.
Le général Bruhn, qui commande la 553e Division de Volksgrenadiers et qui a décroché ce qu’il a pu de la région de Blamont, est hypnotisé par cette charge. Il ne songe plus qu’à garnir ses défenses et à y faire face : il doit tenir sur place, devant Saverne, et il sait ce que signifie cet ordre. Il n’aura plus la liberté d’esprit nécessaire pour regarder au nord ni au sud et il concentrera tout son matériel, qui est encore important, autour de Phalsbourg.
Au sud, on l’a vu, c’est Dabo.
Au nord, Rouvillois donne à son mouvement une ampleur accrue. Il abandonne délibérément, et d’accord avec le Général, l’axe A : par Siviller et Petersbach il se présente devant la Petite-Pierre.
Ce trajet le mène sur les arrières d’autres unités ennemies, celles qui depuis Morhange refluaient devant le XIIe Corps américain : 361e Volksgrenadiers et 11e Panzer. Le commandement allemand essaie de les rameuter, de raccrocher en hâte un dispositif au nord de Sarrebourg : Rouvillois tombe sur des artilleurs qui se mettent en batterie. Il commence son carnage qui englobe tant d’unités diverses, de services et d’Etats-Majors que notre Deuxième Bureau renonce à les démêler.
Le défilé de la Petite-Pierre, le village qui face à la France montre ses pittoresques mais difficiles escarpements, est fortement tenu. On fait donner le canon : pendant que les fusants s’étalent sur le paysage, les chars de Compagnon forcent la place. Le groupement va y passer la nuit.
Demain il repartira, débouchera au matin dans la plaine. Une pointe poussée sur Bouxwiller y fera un carnage, mais le gros s’infléchira plein sud. Encore un dur morceau à Neuviller, un convoi annihilé à Steinbourg. La pince se fermera vers le point assigné.
Saverne
22 novembre, anniversaire de l’entrée des troupes françaises à Strasbourg.
Le Général poursuit inflexiblement sa mission. Il doit d’abord livrer Saverne.
Massu et Rouvillois convergent sur la ville. On pourrait croire qu’ils se sont chronométrés lorsque leurs premiers éléments arrivent en même temps, vers 14 h. 15, au carrefour de la sortie est.
Minjonnet, rasant la montagne, est arrivé en même temps par le sud. A Saverne il ne regarde ni ne s’arrête. A toute allure il remonte sur les Vosges vers Phalsbourg. Bientôt le revoilà à la crête, puis sur les arrières de la deuxième position allemande qui barre la trouée, où une demi-douzaine de 88, la dernière garde du général Bruhn contre nos blindés, attendent face à l’ouest, dans la tombée du jour. Le premier qui se présente, silhouette que nous avons toujours tous trouvée respectable, est mis hors de combat avant même de pouvoir se retourner par la petite Jeep qui sert de pilote à l’avant.
Le général Bruhn, pris à Saverne où il avait esquissé une défense de la ville avec ses armes de D.C.A. (nous y prendrons 800 prisonniers), croyait être victime d’une infiltration d’infanterie par les bois. Voyant qu’on l’emmenait vers l’Alsace sur des routes qui, après le passage bruyant des sous-groupements, semblaient étrangement vides, il crut d’abord à une erreur dont il se félicitait. Puis il ne put cacher son étonnement.
Le général Leclerc le reçoit quelques instants dans la vieille gentilhommière de Birkenwald, où est ce soir son P.C., cadre adéquat à ce gibier. Le boche énumère ses campagnes et ses six blessures : droit et ganté, dans son long manteau de cuir, il ponctue quelques phrases d’une légère inclination du buste : « Non, tout n’est pas perdu. » (II pensait peut-être avec nostalgie à la contre-offensive de décembre dont, on le saura plus tard, il connaissait le secret.) Sur le chapitre de l’armée russe il réaffirme la suprématie guerrière de l’Allemagne. Le général Leclerc est bien placé pour lui répondre par un acte de foi vigoureux et spontané en la suprématie du génie français, ce qui termine l’entretien.
Le pont de Kehl
Le Général a déjà pris ses dispositions pour le bond suivant. Il réussira si on ne laisse à l’ennemi pas une heure où se ressaisir, si nous le devançons dans la mise en place de la ceinture de Strasbourg, si nous gardons l’initiative avant qu’il puisse esquisser une contre-attaque.
La contre-attaque, d’après les renseignements qui viennent de la plaine, est peu probable avant un ou deux jours. (De fait, elle arrivera tardivement, le 25, sur Sarrebourg : l’ennemi aura été suffisamment inquiété par notre percée pour y distraire une des Panzer qu’il reconstituait jalousement pour sa contre-offensive de décembre, la 130e LEHR.). Le Général n’en assure pas moins ses flancs.
Quiliquini, relevé le 22 devant Phalsbourg par la 44e Division d’infanterie américaine (c’est avec elle que Minjonnet fera demain la jonction), rejoint avec le reste du groupement Dio la région de Bouxwiller, d’où il assurera sa protection vers le nord.
Le flanc sud sera assuré par le groupement Remy. Après la fin de la mission Morel-Deville, il avait assumé la tâche ingrate de protéger notre itinéraire long de 60 kilomètres contre les incursions venues des routes de la montagne. Relevé lui aussi par les Américains, il va entreprendre une série d’actions hardies, à la manière des calots rouges, qui le mèneront à Wasselonne, à Molsheim et à Obernai, contre un ennemi décidé à se rétablir coûte que coûte au sud de Strasbourg.
La poussée centrale sera faite par Rouvillois et Massu aux ordres du colonel de Langlade et par tout le groupement Guillebon : Cantarel, Putz, Debray. Tous aborderont ensemble les défenses extérieures de la ville par le nombre maximum d’itinéraires : sur ceux qui se révéleront les plus faciles on déviera les autres. Les ordres sont encore une fois d’aller de l’avant sans perdre une seconde, de se borner à désarmer l’ennemi et à le renvoyer sans escorte à l’arrière, de traverser Strasbourg en y laissant les seuls éléments indispensables et de marcher tout droit sur le pont de Kehl.
Les quatre itinéraires fixés par le Général arrivent du nord, du nord-ouest et de l’ouest par Schiltigheim, Mittelhausbergen, Cronenbourg, Kœnigshoffen. De Guillebon, qui en a reçu la latitude, en ajoute un cinquième : débordant la ville au sud par Holtzheim, Lingolsheim et Neuhof, il arrive à l’aérodrome et rejoint la route de Kehl à Neudorf.
Comme pour une course, et pour surprendre l’ennemi partout à la fois, le franchissement de la ligne de départ est imposé à 7 h. 15, au lever du jour.
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Voilà donc, le 23 au matin, l’affaire lancée sans qu’on puisse plus rien faire qu’attendre les messages. Notre impatience les trouve terriblement espacés : elle semble gagner nos Jeeps elles-mêmes, toutes chargées et tournées face à l’est dans la pluie battante.
Au débouché, quelques escarmouches avec de petites garnisons, dont quelques-unes viendront se constituer prisonnières sur des coups de téléphone autoritaires. La plaine est traversée d’une seule traite. Les premières résistances sérieuses se révèlent à la ceinture des forts qui appuient un fossé antichars barrant les accès : Massu devant Foch, Cantarel devant Pétain, Putz devant Kléber.
A 10 h. 30 le P.C. est mû soudain comme par un déclic. Le message « Tissu est dans iode » n’a pas besoin d’être déchiffré; il signifie : Rouvillois entre dans Strasbourg et fonce sur le pont. »
Derrière le Général, la petite colonne traverse la plaine dans un silence tendu, comme s’il devait se passer quelque chose. Pendant que Massu quitte son axe et s’engouffre derrière Rouvillois, elle s’arrête un instant dans l’inoubliable accueil de l’Alsace. Puis elle prend à son tour la route de Schiltigheim.
La ville s’offre dans une brume grise. La flèche y lance une pointe sombre et imprécise sur laquelle flotte déjà le drapeau français. Dessous, les rues sont vides, sauf de quelques carcasses de voitures, de quelques rares cadavres et de passants encore plus rares qui rasent les murs.
Le fracas de Rouvillois est passé. Devant lui la vie normale de la ville s’est arrêtée. Les gens ont planté là les tramways, carcasses vides, pour s’enfuir apeurés. Il a mitraillé sur son passage les officiers qui allaient faire leurs valises, les chauffeurs aux volants des voitures hâtivement rangées aux coins de rues, les soldats qui essayaient encore de faire face. Puis il a disparu vers Kehl.
D’un seul élan il a atteint le port, franchi intacts les ponts des écluses, forcé le Petit Rhin. Il est à 600 mètres du pont de Kehl.
Là, la garnison allemande s’est ressaisie : un poste est installé sur le pont pour mitrailler les fuyards. Maison par maison elle lutte, bientôt soutenue par des mortiers et l’artillerie. Les blockhaus sont garnis et les officiers sont certainement en place qui des casemates de Kehl sont responsables de la mise à feu. Nous n’entrerons pas par surprise en Allemagne.
Et l’extrême pointe de cette charge est marquée pour nous par un deuil profond. L’aumônier de la Division, le Père Houchet, le missionnaire de Kindamba, dont la solidité revêtue de tant d’humaine indulgence, de rayonnante humeur et de camaraderie était devenue à tous notre recours, y est touché mortellement en ramassant son chauffeur blessé sous le feu.
Strasbourg
Rouvillois va rester quatre jours le nez contre ses ponts.
Le 23, il avait laissé derrière lui, devant le Kaiserpalast (le seul monument de Strasbourg à l’architecture prétentieuse auquel on soit heureux de donner un nom allemand), qui abritait la Kommandantur, son adjoint, le lieutenant Garnier.
Après une semonce dans les fenêtres, ce dernier avait fait irruption dans le grand salon du premier, que le général Vaterrodt venait de quitter précipitamment, il y avait cueilli les secrétaires. Les officiers s’étaient barricadés dans les caves, où ils ne voulaient rien entendre : on allait les exterminer. Un de leurs généraux (du génie), que les marins avaient rattrapé à la course et ramené incontinent, arrivait à point pour leur faire entendre raison. On avait encore exigé du chef de l’Etat-Major une capitulation qui ferait cesser le combat dans la ville et dans les forts. L’autre avait demandé à voir, s’était avancé au balcon, et devant les seuls trois half-tracks qui garnissaient la place avait déclaré que : « Non, ce n’était décidément pas assez », et il ne pouvait faire plus que se constituer prisonnier.
De Guillebon va donc de son côté batailler jusqu’au soir. Putz avait réussi, vers n heures, avec ses sapeurs, un franchissement en force du fossé sous les feux du fort Kléber. Suivi par Cantarel, qui nettoiera les quartiers sud-ouest, il défile devant Kœnigshoffen, traverse les faubourgs au sud de FUI, où les casernes se sont transformées en îlots de résistance, et à Neudorf vient providentiellement épauler Rouvillois, sur les arrières duquel éclatent de trop nombreux coups de feu.
Les artilleurs de leur côté arrivent à la rescousse. Par leurs itinéraires à eux, tant il est difficile de maintenir ouvert et bien net un passage, ils arrivent et s’installent dans la ville, qui se bat. Leurs observateurs et leurs chefs d’escadrons filent avec leurs radios vers l’avant, vers le camarade qu’on sait exposé. Non sans surprises, et bagarres, et pertes.
Mais Weil, blessé, relaie ses instructions, les véhicules brûlés se remplacent : Rouvillois voit se matérialiser par la voûte des tirs un rassurant appui d’artillerie.
Debray, lui, a déboîté plein sud, traversé la Bruche, franchi par surprise le fossé, réduit au passage le fort Joffre. A Lingolsheim, il tombe sur une grosse colonne en retraite qui essaie in extremis de gagner le pont de Kehl : il en détruit une bonne moitié, repart sur l’aérodrome, où ses chars abordent une quinzaine de pièces lourdes D.C.A.-D.C.B. dont la garnison sort en hurlant, et s’établit aux lisières nord du terrain, où il prend liaison avec Putz et Rouvillois. Da a nettoyé pendant ce temps toute la rive nord de la Bruche.
La note finale de la journée est donnée par l’Etat-Major de Guillebon, entré avec le bataillon américain qui lui était attaché par les- ponts de l’Ill de la porte Nationale, qui peu après se trouvait face à face avec une caserne hérissée d’armes et de mortiers. Il rassemble les deux ou trois véhicules sur lesquels il a lui-même des armes, raccroche au passage un tank-destroyer qui va enfoncer le mur de la cour. Il ne peut guère faire plus. A 18 heures, l’officier allemand, conduit par un de nos hommes qu’il avait peu auparavant fait prisonnier, s’avance tout de même avec un mouchoir blanc, remet sa reddition et celle des blockhaus avoisinants.
*
Et nous voilà responsables d’une ville. Plus qu’une ville : Strasbourg.
Pour ce magnifique cadeau, nous n’étions pas préparés. Notre Division blindée n’a pratiquement pas d’infanterie. Et toute sa force vive reste orientée à l’extérieur. Devant Kehl. Sur la ceinturé des forts qui tiennent toujours. En couverture lointaine jusqu’à Obernai et Erstein au sud, vers Brumath, Gambsheim au nord.
Dans le fort Ney, protégé par les inondations de la Wantzenau, le général Vaterrodt s’était rassemblé avec six cents hommes. Le colonel de Langlade, après l’y avoir bloqué dans la nuit du 24 au 25 et avoir appuyé ses sommations d’un solide argument d’artillerie, recueille sa reddition le 25 après-midi. Les autres forts, les casernes, les bureaux, les hôpitaux nous livreront tour à tour leur matériel humain. Six mille soldats allemands sortiront par paquets, obligés souvent de chercher longtemps un soldat français à qui se rendre.
Car dans son centre Strasbourg reste vide. Nos Etats-Majors : du Général, du colonel de Langlade, du colonel de Guillebon, auxquels viendra le 24 se joindre celui du colonel Dio, réduits aux seuls éléments tactiques, meublent difficilement ce décor, où la présence muette de quinze mille civils allemands met une note de malaise.
Installé dans le lourd décor du Kaiserpalast, le Général délègue un officier qui à la fin de cette journée du 23 part au hasard dans la nuit tombante à la recherche de quelqu’un. L’hôtel de ville, qui ne donne aucun signe de vie, finit par entr’ouvrir une lourde porte. Dans la grande salle du premier, toutes issues camouflées, sous une lumière basse qui laisse leurs visages dans la pénombre, un conseil d’hommes que l’oppression a forcés à se cacher les uns des autres, qui ne se connaissent pas entre eux, siègent dans le vide laissé par le départ des nazis.
Ils acceptent sans discours les responsabilités : l’un représentant la traditionnelle autorité municipale, l’autre, la Résistance, auxquels s’adjoignent quelques têtes solides et actives qui vont assurer l’ordre, cueillir et rassembler les prisonniers, arrêter les suspects, faire le ravitaillement.
Ces hommes sont extraordinairement efficaces. Les premiers F.F.I., les premiers brassards tricolores se groupent et travaillent en silence (plusieurs tomberont sous les obus en service commandé). Dès le 24 il est évident que l’ordre régnera.
*
La ville cependant ne reprend que lentement son assurance. Par dessus les blessures du bombardement aérien de septembre, les obus allemands arrivent à leur tour. Les rues restent désertes.
Le 26 la situation militaire était consolidée ; le Général réunit le matin les notables : dans le salon austère d’une villa, deux jeunes Alsaciennes, avec le traditionnel Kugelhof et la corbeille de vin d’Alsace, mettent une note de chaleur.
L’après-midi, une compagnie de chars et deux compagnies d’infanterie surimposent au gris de la place Kléber, hâtivement débarrassée de ses gravats et de son nom de Platz Karl Roos, le neutre de leurs uniformes. Le général Schwartz, arrivé la veille, et les autorités de la ville attendent le général Leclerc, qui doit venir affirmer que cette terre redevient française et que le cœur du grand Kléber y reprendra sa place. Huit Messerschmidt viennent de survoler le rassemblement ; notre artillerie commence sa contre-batterie préventive et remplit le décor de sa voix. La foule, encore clairsemée, accrochée aux trottoirs et aux fenêtres, reste silencieuse et tendue.
Une sonnerie brève. L’étendard du 12e Cuirassiers arrive sur la place : c’est le 2e escadron de ce régiment qui le 23 a traversé en trombe la ville jusqu’au Rhin.
Les trois couleurs donnent soudain un noyau à toute cette grisaille. Un murmure, puis un frémissement, puis une Marseillaise sourde courent dans la foule. Le silence retombe.
A son tour le Général arrive. L’ovation de la foule le suit. Puis, après la sobriété du cérémonial militaire, lorsque, musique en tête, notre petite colonne part dans les rues vides, cette foule soudain explose et s’anime, et s’amplifie. Devant la fanfare, portes et fenêtres s’ouvrent : les gens se retrouvent sur le trottoir, manifestent chacun à sa façon. Les drapeaux sortent. Et la bousculade traditionnelle suit nos gars et nos chars dans leur périple. Strasbourg a repris son visage.
*
Le 24, ses objectifs atteints et ses ordres donnés, le Général faisait halte en esprit pour songer à Strasbourg. Par delà le Strasbourg qui est sous ses fenêtres, au Strasbourg de Koufra. Il déjeune dans un coin du salon du Kaiserpalast. Au dessert, voilà le colonel Dio. La figure du Général s’éclaire. « Hein, mon vieux Dio !… On y est, cette fois !… Mainte-nant on peut crever tous les deux !… »
Un craquement répond à la phrase. Dans le décor soudain bousculé par l’explosion, le lustre prétentieux descend. Nous nous entre-regardons, plus ou moins déportés par le souffle et couverts de verroterie.
D’un grand éclat de rire, chacun écarte le passé. On repart.
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Le Rayonnement du Chef dans la Charge
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