Capitaine TOUYERAS – XI-64e RADB

 

RÉCIT du général TOUYERAS
Paru dans Caravane n° 327

Berchtesgaden-Blason

BERCHTESGADEN

 

Pour plus de clarté, rappelons que le profane confond sous ce nom le village de Berchtesgaden, la résidence de Hitler et le nid d’aigle. La résidence, c’était le Berghof (la ferme de la montagne), simple villa de style tyrolien, comprise dans l’Obersalzberg, véritable capitale d’été du régime, doublée d’installations souterraines. Le «nid d’aigle » était une sorte de refuge en altitude, offert par les courtisans à leur maître, mais celui-ci n’appréciait pas ; il n ‘y a pas vécu.

Que notre 2e DB ait joué un rôle dans ce coin célèbre de Haute-Bavière, c’est bien là un des tours de force de notre chef. Cette épopée s’est terminée dans la maison d’Hitler, grâce à l’initiative et à l’audace de l’un des nôtres. Nous savions cela en gros, mais pas dans les détails, qui méritent d’être connus. Nous pouvons admirer le courage de notre camarade, car on avait alors quelques raisons de supposer que les fidèles du Fürher livreraient un combat désespéré dans le sanctuaire de leur dieu. Voici dans sa vérité le récit du général Laurent Touyeras, alors capitaine commandant de la 31e batterie du R.A.D. (Régiment d’artillerie divisionnaire).
Colonel Tranie (C.R.)

Après 26 ans de silence, j’ai été amené à penser que les archives de l’histoire militaire exigent que soient relatés des faits précis et exacts. C’est la raison pour laquelle je me permets de retracer les événements auxquels j’ai participé, tels qu’ils ses ont effectivement déroulés les 4 et 5 mai 1945.

Voici d’abord la chronologie des faits :

Première phase : le 4 mai vers quinze heures, les Américains (XXIe corps U.S.) jettent un pont sur la Sallach, la franchissent et prennent le village de Berchtesgaden. Il sont suivis par la 12e compagnie du III/RMT. Je me trouve derrière les premiers éléments de la compagnie.

Deuxième phase : le même jour, une heure plus tard environ, je file dans ma Jeep France, avec Borg mon chauffeur, vers l’Obersalzberg, à cinq kilomètres de Berchtesgaden dans la montagne, vers la résidence de Hitler. Personne ne nous suit.

Troisième phase : Le 5 mai au matin vers neuf heures, le général Leclerc me demande d’aller hisser les couleurs au Nid d’Aigle, sur Kehlstein, à 1900 mètres d’altitude, avec l’escorte d’un groupe de combat du III/RMT.

Je passe maintenant à ma relation détaillée.

Dans la nuit du 3 au 4 mai 1945, le sous-groupement Barboteux reçoit comme mission : objectif Berchtesgaden. Ma batterie lui est rattachée. Au milieu de la colonne, avec la Jeep France conduite par Borg, je vois vers une heure trente le véhicule qui me précède brûler le carrefour et filer tout droit. Le commandant du sous-groupement est en tête.
Je m’arrête, consulte ma carte, vérifie l’itinéraire fixé et je tourne à droite. Le reste de la colonne me suit. J’essaye sans résultat de prévenir le lieutenant-colonel Barboteux ; pas de contact radio. J’arrête la colonne à Staufeneck, premier point de destination.
Tout le monde est harassé et la plupart des hommes s’endorment sous les véhicules. Je repars à la recherche du commandant du sous-groupement, en vain. Quatorze heures. Nous sommes devant une rivière, la Sallach, où l’unique pont est détruit. Les Américains en aménagent un, mais en première urgence à leur profit !
Le colonel de Guillebon, commandant le groupement, arrive sur ces entrefaites ; il demande où est le lieutenant-colonel Barboteux ; je lui rends compte de l’incident de la nuit. Le lieutenant-colonel arrive une heure plus tard et je m’éloigne car l’explication est orageuse.
Enfin le sous-groupement arrive, à la force des poignets, à franchir la Sallach, sous l’œil peu aimable des Américains.
Nous arrivons dans le village de Berchtesgaden où nous a précédé un combat-command U.S. Devant moi les half-tracks du III/RMT patrouillent dans la localité.
Les Américains ont cru, une fois dans le village, que la ligne d’arrivée était atteinte : ils s’y sont arrêtés.
Ce faisant, ils oubliaient que le véritable but était plus loin, que la maison du Führer et ses dépendances, le Berghof, le sanctuaire ne se trouvait pas à Berchtesgaden même, mais au-delà et au-dessus à quelques cinq kilomètres dans la montagne, à mille mètres d’altitude, à Obersalzberg.
Seize heures trente. Ma Jeep ne m’a pas encore rejoint, bloquée devant le pont, où les Américains font de grosses difficultés pour laisser passer mes automoteurs.. Je me rends auprès du colonel de Guillebon : « M’autorisez-vous à grimper avec ma Jeep à l’Obersalzberg. Je suis passé par là le 11 juillet 1940 dans un train de prisonniers, cela me ferait plaisir. »
« Mon vieux, allez-y si vous voulez, mais je doute que vous puissiez passer. Il y a certainement un combat-command U.S. là-haut, je crois que vous aurez du mal. »
« Merci mon colonel, je me débrouillerai. »
Je pars avec Borg, lui à la mitrailleuse de capot, moi au volant. Nous sortons de la ville ; désert total ; tous les volets des maisons sont clos. Malgré la beauté du paysage, c’est un peu sinistre.

Nous grimpons par une route très sinueuse. D’un côté le rocher, de l’autre un à-pic de quelques centaines de mètres. Je m’arrête après environ deux kilomètres. Je sens Borg un peu nerveux : on le serait à moins ! .
« Que faisons-nous, Borg ? On continue ou on redescend ? »
« Comme vous voudrez, mon capitaine. »
« Alors, à Dieu va, on continue, on verra bien. En tous cas, on n’est pas gêné par le combat-command U.S. ! »
Encore un kilomètre, cette route n’en finit pas. Je doute de plus en plus de la présence des amis américains.
Tout à coup, à un virage, nous tombons sur une colonne d’une trentaine d’Hitler Jungend descendant en file indienne sur le côté droit de la route.
L’injonction : « Halt ! » Suivie de la mitrailleuse pointée, les stoppe net sans autre indication.
Mines patibulaires, regard hostile le plus vieux n’a pas dix-huit ans. « Jetez vos armes ! »
Ils hésitent, mais le mouvement de fauchage qu’effectue Borg les convainc rapidement. Les armes (des pistolets et des poignards) partent dans le ravin.
« Qu’y a-t-il là-haut ? »
« Personne »
« Descendez au village, on vous attend. »
La colonne repart sans un mot. Nous continuons. Quelques kilomètres plus loin, après des lacets qui nous paraissent interminables, nous découvrons un mur d’enceinte, celui de l’Obersalzberg.
Je place la Jeep en caponnière, deux rafales vers la porte d’entrée, qui se répercutent interminablement dans le massif montagneux. Cinq minutes d’attente qui paraissent longues, un soldat allemand apparaît venant vers nous avec un immense drapeau blanc. Je suis frappé par le brassard qu’il porte, avec l’inscription «Notshilfe ».
« Combien êtes-vous là-haut ? »
« Je ne sais pas exactement »
« Quelle mission avez-vous ? »
« Venir au secours des sinistrés »
« Quels sinistrés ? «
« Je ne sais pas »
« Assieds-toi sur le capot de la Jeep, si nous recevons un coup de fusil, tu es mort. »
Protestation…de courte durée quand il sent le canon de la mitrailleuse de Borg qui lui rentre dans les reins. Nous arrivons ainsi jusqu’au poste de garde, où je fais faire à un Felwebel l’appel des hommes rangés comme au cordeau sur deux rangs. Ils sont quarante-cinq. J’ai vite appris qu’il s’agit de S.S. qui, redoutant le sort qui pourrait leur être réservé, ont troqué leurs insignes contre les inoffensifs brassard «Notshilfe ».
Le jour baisse. les hauts sapins ont été foudroyés par l’ouragan des bombardiers américains. L’endroit est sinistre. Pourtant la curiosité l’emportant sur la peur, je laisse Borg sur la Jeep à la mitrailleuse et me fais conduite par un Feldwebel à la maison du Führer, le Berghof, qui soudain explose littéralement et flambe comme une boite d’allumettes.
Je reviens peu rassuré à la Jeep et j’appelle le colonel de Guillebon.
« Suis seul au Berghof et m’ennuie, je demande du renfort.— Descendez chercher la section Messiah. — Ne peut-elle monter, j’ai des pensionnaires ici.—Venez la chercher. » Le ton est sans réplique. « Bien mon colonel » Je prends mon Feldwebel et «paie de culot » bien qu’embarrassé : « Tu es responsable de tes camarades sur ta vie. Une division française est à Berchtesgaden et deux bataillons montent vers nous actuellement. »
Merveille de la discipline allemande, quand j’arriverai avec la section Messiah une heure et demie plus tard, il ne manquera personne à l’appel. Je dois dire qu’à la suite de mon message radio lancé de Obersalzberg, le lieutenant-colonel Tranie, commandant le XI/64, est parti avec l’aspirant Raison et est allé là-haut, avant que je remonte avec la section Messiah entre mes deux voyages.
Je reprends la route de Berchtesgaden pour la deuxième fois, pendant que ma batterie de tir, commandée par le lieutenant Bourely, prend la gare de Berchtesgaden avec le train blindé de Goering dans lequel il fait récupérer vins français, pâtes italiennes et quelques cent perdreaux dans le réfrigérateur ! Le dauphin n’a pas eu le temps de faire partir son train, où serait-il allé ?… A mi-chemin à la sortie d’un virage, un grondement assourdissant, ce sont les chars Patton du fameux combat-command U.S. qui montent, tous feux éteints, à l’assaut de l’Obersalzberg.

Avant d’avoir eu le temps de faire un geste, j’ai le canon d’un pistolet-mitrailleur sur le ventre et Borg celui d’un colt sur la tempe. Je crie « France ». Un aspirant interprète s’approche. Les chars immobilisés pointent la gueule de leurs tubes sur la Jeep. On devine des grappes humaines accrochées à leur carapace.
Explication : « Une section française est en haut, ne faites pas de blagues. » La stupeur et le mécontentement se peignent sur les visages.
Je poursuis ma route avec une belle «frousse » rétrospective. A l’arrivée je reçois l’accolade du colonel de Guillebon. Le lendemain j’ai droit aux compliments du général Leclerc, qui me demande d’aller hisser les couleurs françaises au « Nid d’aigle » (Kehlstein) et me fait escorter par un groupe de combat du III/RMT.
Quatre plus tard, après une dure ascension dans la neige, l’aspirant Raison (qui est de la partie avec deux ou trois hommes de ma batterie) fait flotter nos couleurs à l’une des larges baie de la maison du Führer.
Voilà l’histoire. Pour conclure : le livre La 2e DB en France ne fait de cette affaire qu’une très brève mention, inexacte d’ailleurs sur un point mais l’exemplaire que je détiens porte en dédicace de la main du général Leclerc, orfèvre en la matière : « Au capitaine Touyeras, le gagnant de la course, 30/07/1945, Leclerc. »

Paru dans Caravane, n° 327, 2e trim. 1980