Strasbourg 1944 – Le Chef dans la Charge

 

Le Rayonnement du Chef dans la Charge
par le Colonel Marc ROUVILLOIS, Ancien Commandant d’un sous-groupement de la 2ème D. B.

 

Obnubilée par ses préoccupations quotidiennes, l’élite doute fréquemment du lendemain, alors que le succès s’acquiert d’abord par la confiance dans l’avenir.
La charge à travers les Vosges et la plaine d’Alsace est incluse dans l’acte de foi qu’est le serment de Koufra, devenu, depuis la prise de Strasbourg, le symbole du rayonnement de cette force qui, émanant d’un homme, fond toutes les volontés en une seule : la sienne.
La technique est l’ingrédient divers et nécessaire dans lequel baignent les rouages de plus en plus complexes de l’appareil industriel ou militaire; mais le potentiel de l’homme d’action qui détient, dans la paix ou dans la guerre, une parcelle d’autorité est fonction de facteurs identiques.
La lucidité dans la confusion des événements, dont l’expression sur le champ de bataille est l’intention, la présence opportune, l’instinct de la propriété humaine conditionnent le rayonnement du chef.
Eclairé par ces qualités, le rôle primordial de l’animateur de ces forces s’épanouissant vers les Vosges, puis convergeant vers Strasbourg, se suit aussi facilement que les itinéraires schématisés sur la carte.
Que fait le i3 novembre 1944 la- Division Leclerc — car la 2e D. B. porte le nom de son chef, comme les escadrons et les pelotons d’autrefois : hommage spontané de chacun qui reconnaît ce qu’il doit à cet instinct de la propriété humaine si vivace chez son Général. Lui le développe chez ses subordonnés.
Une unité, quelle qu’elle soit, ce n’est pas un numéro, c’est un entraîneur d’hommes auquel cadres et hommes se livrent corps et âme. Cette conception, qui transforme le métier du commandement en apostolat, crée l’esprit de famille, avec sa discipline naturelle souvent brutale, mais aussi avec son besoin réciproque de contacts directs, d’affectueuse intimité. Tous, grandis par cette confiance, courent au-devant de l’idée de leur chef, qui, soutenu par ces forces qui convergent vers lui, peut tout oser.
A la Division, les ordres ne sont jamais anonymes : c’est le groupement Massu qui perce les dernières défenses couvrant le Dabo et déboule en tête dans la plaine d’Alsace; ce sont les détachements Vandières et Lenoir qui ferment l’étau à l’est de Saverne. Sous ces noms vibrent à l’unisson des équipages de toutes armes. L’étendard du 12* cuirassiers flotte le premier dans Strasbourg, mais sous ses plis galopent dans la même foulée, au côté des cavaliers de Briot qui mènent la charge vers le pont de Kehl, sapeurs d’assaut et canonniers, fusiliers marins et voltigeurs du Tchad. Un esprit d’équipe identique anime les états-majors. Un Repiton, un Gribius, un Lantenoy sont toujours «au point névralgique pour recueillir, puis orchestrer, l’intention du Général. La simplicité, la précision, la clarté de leurs ordres ou de leurs synthèses prouvent qu’ils vivent la bataille comme les exécutants et lui.
13 novembre : sous une pluie glaciale et sur un terrain détrempé, les 44* et 73* divisions américaines, débouchant de positions à l’est des forêts de Parroy et de Mondon, attaquent en direction du nord-est. Deux divisions ennemies tiennent fortement la Vorvageàen Stellung, position accrochée aux villages qui, cerclés de tranchées et couverts sur les voies d’accès par des abatis ou des inondations, sont transformés en points d’appui. A quelques kilomètres à l’est, la , Vor-Vogesenstellung dont les organisations ont été activement poussées au début de l’automne, interdit les trouées des Vosges.

La Division est en réserve. Par un ordre préparatoire d’opérations, le Général fait connaître son intention^ : » a) Pousser, dès rupture du front par les divisions d’infanterie, un premier échelon de sous-groupements de toutes armes en direction de la trouée de Saverne, évitant les centres urbains, agglomérations facilitant la résistance ennemie, points de passage obligés et axes de pénétration importants ; » b) Faire suivre ce premier échelon par les autres éléments de combat de la Division, en lançant le maximum de moyens sur l’axe le plus favorable ;
» c) Réaliser ces opérations enliaison étroite avec les unités améri-caines, de manière qu’il y ait une interruption minimum entre la poussée réalisée par les divi-sions d’infanterie et l’exploitation du succès par les groupements tactiques de tête de la Division.» Cette intention oriente nettement chacun sur sa mission prochaine. A tous les échelons, des contacts sont pris sur le champ de bataille. Des reconnaissances d’officiers suivent les unités américaines engagées.
La rupture escomptée ne se produit pas, car l’ennemi livre un farouche combat retardateur.
Le propre du chef est d’anticiper sur les événements, tout en modelant son dispositif aux conjonctures du moment. L’objectif lointain est l’encerclement de Saverne, mais le but immédiat est d’inter-dire à l’ennemi ébranlé sur la Vorvogeàen StelLung de se rétablir sur les Vosges.
Maintenant le gros de ses forces en réserve, le Général prélève sur sa Division des éléments qui, flanc-gardant vers le nord et vers l’est les troupes d’attaque américaines, reçoivent la mission de pénétrer profondément dans le dispositif ennemi.
Le 17 novembre, après une charge andacieuse, le sous-groupement de La Horie prend d’assaut Badonviller dans l’instant où le commandement adverse y jette en renfort son élite, un bataillon de Jàger. La chute de ce bastion ouvre la route de Bréménil, sur les arrières de l’ennemi.
Le Général lance le groupement de Guillebon vers le nord sur un itinéraire chevauchant les derniers contreforts des Vosges. Plus à l’ouest, par des coups de boutoir successifs, Morel-Deville fait tomber Montreux, puis Parux.
Le 18, en fin de journée, malgré la résistance opiniâtre d’un adversaire désorganisé qui tente de faire front en s’agrippant à la forêt, les ponts de Val-Châtillon et de Cirey, sur la haute Vezouse, sont pris intacts.
Le 19, à l’aube, le Général se rend à^Cirey. Sur sa route crépitent encore des feux de mous-
queterie, mais il brave le risque d’une embuscade, car il veut être là où se déroule l’événement décisif de la bataille ; il veut sentir lui-même l’ambiance et donner personnellement ses ordres sur le terrain.
C’est le risque qui paie, c’est la présence opportune.
L’exécutant, malgré son perçant, juge mal son rôle dans l’ensemble du combat. Après s’être frayé un chemin difficile dans les défenses ennemies, il est accaparé par le succès local que matérialisent les prisonniers, les armes enterrées ou blindées. Il réduit les dernières résistances, panse ses plaies, regroupe ses éléments dont l’épuisement interdit l’exploitation, fructueuse dans l’immédiat, d’une conquête chèrement acquise.
Seul le chef peut appeler les réserves nécessaires et placer le débat à son échelon; sa décision lucide, exprimée dans la convulsion des éléments, galvanise cadres et hommes.
Couvert au sud et à l’est, dans la région de Cirey-Val-Châtillon, par le groupement Guillebon, le Général pousse sur les routes menant aux trouées de Lutzelbourg et du Dabo de fortes reconnaissances qu’il appuie, dans les plus brefs délais, par tous les éléments de Langlade,
Minjonnet est accroché par des chars dans la région tourmentée de Niederoff-Voyer. Il se rue sans répit sur l’adversaire, qui, faisant face avec tous ses moyens a cette attaque frontale, ne peut parer la manœuvre d’enveloppement qui s’amorce sur sa gauche. Massu se heurte, au nord de Lafrimbole, à un bataillon de Jàger qu’il déloge, à l’aube du 20, de ses positions après un violent combat au corps à corps. Il bondit sur les points de passage de la Sarre et, exploitant sur-le-champ son succès, tombe par surprise sur des 88, des 100 et des 100 qu’il neutralise avant qu’ils ouvrent le feu. A la tombée du jour, il tient le carrefour de Renthal, au cœur même de la t^ogeéen Stellung.
Au début de cette journée décisive du 20 s’est brusquement effondrée la résistance ennemie sur le canal de la Marne au Rhin. La z(/fe division a livré le pont de Xouaxange intact au groupement Dio, qui, déboulant vers le nord, anéantit des colonnes en retraite et atteint dans la soirée Rauwiller et Sarraltroff.
Le Général devine Saverne à portée de sa main. Il transmet a tous pour le lendemain l’ordre de poursuite et spécifie que l’effort principal s’effectuera en direction du col de Dabo. Il rameute de Guillebon, dont les éléments, durement éprouvés par les combats récents, font l’étape de nuit sous une pluie diluvienne.
L’ennemi ne se rétablit ni au nord ni au sud ; les détachements qui tentent de faire face sont balayés. Kn fin d’après-midi, Massu coupe la route Saverne-Strasbourg à Singrist, tandis qu’un sous-groupement de Dio s’empare de la Petite-Pierre ; mais, au centre, Quilichini, après avoir enlevé le point d’appui de Mittelbronn, est stoppé par le bastion de Phalsbourg, qui défend âprementla trouée de Saverne.
La décision du 21 prépare l’exploitation vers le Rhin et prescrit le nettoj’age du col qu’emprunté la route nationale, artère vitale des opérations dans la plaine d’Alsace f1′ : » Établir une solide tête de pont entre AVasselonne et Marmoutier ; » Y rassembler un élément de manœuvre ;
» Pousser un groupement tactique sur Saverne et, éventuellement, si le sous-groupement Quilichini n’a pu déboucher, pousser à sa rencontre vers Phalsbourg. »
Dans un désordre inextricable de convois qui se replient, de petites unités qui tentent de résister, de militaires isolés qui tirent quelques coups de feu avant de fuir, les éléments blindés débouchant de la Petite-Pierre rejoignent ceux venant du Dabo. Surpris sans doute d’opérer leur jonction avec tant de précision au carrefour ouest de Saverne, il échangent sans mal une salve d’honneur.
Saverne, pris a revers, capitule. Minjonnet, allègrement, continue sa marche vers l’ouest et monte à l’attaque de Phalsbourg.

Dans cette ambiance de victoire parvient l’ordre d’opérations pour le 25 :

« Intention du Générai :
» a) Prendre Strasbourg et, si possible, Kehl;
» b) Continuer à surveiller et tenir la trouée de Saverne entre Dossenheim et Wasselonne; » c) Se garder face au sud, empêchant toute réaction ennemie venant en particulier de Molsheim. » ConAgnet) particulières :
» 1° Ne pas s’attarder, mais charger au maximum ;
» 2° Contourner les résistances et, éventuellement, ne pas hésiter à modifier les axes prescrits, sous
réserve de ne pas encombrer les axes”voisins;
» 3° Ne pas assurer la garde des prisonniers, mais les désarmer et détruire leurs armes ; » ^ Aussitôt qu’un élément aura franchi le pont de Kehl, détruire les défenses et assurer la neutralisation des destructions préparées. »
Dans l’aurore tardive du 23 novembre débouche la charge. La pluie cingle le visage des chefs
de char dressés hors de leur tourelle et aveugle les tireurs derrière leurs périscopes, mais les équipages,
galvanisés par l’ordre du Général, se ruent vers Kehl, espérant les premiers fouler la terre allemande.
D’un bond, Massu, Putz, Cantarel sont sur la ligne des forts : ils s’y heurtent à une solide
défense couverte par un fossé antichars.
Sur l’axe nord, tout va bien. Briot entraîne son avant-garde à 3o milles, bien que son char de pleine poitrine, puis par une arme antichars dont un explosif anéantit les servants. En traversant Brumath, il incendie sans s’attarder quelques véhicules d’un convoi qui fuit vers le nord. Quelques instants après, il est à Vendenheim, où, surprenant et dispersant des sapeurs, il coupe les mises de feu destinées à faire sauter le pont sur le canal de la Marne au Rhin.
Le succès de l’exploitation est une question de minutes.
Accélérant encore le rythme, le détachement arrive en vue de la ligne des forts. Les véhicules ennemis qui se profilent sur la crête, les tirailleurs qui gagnent en courant leurs tranchées pleines d’eau sont traités au canon et à la mitrailleuse. La résistance adverse est de courte durée. Sous la pluie battante, la course continue et bientôt est lancé le message : « Tissu est dans iode », qui signifie « les Leclerc sont dans Strasbourg ».
Dans la ville se déroulent alors des rondes épiques, dans le fracas assourdissant des moteurs, des tirs des armes automatiques, des explosions d’obus et de grenades. Très vite la réaction ennemie s’amorce : de certaines fenêtres, de quelques “coins de rue, puis des casernes transformées en points d’appui partent des coups de feu sur les équipages isolés dans la capitale alsacienne. Mais tous savent bien que ce n’est pas l’Allemand qui les cerne, mais eux qui l’encerclent.
Chars des cuirassiers, voltigeurs du Tchad, destroyers des fusiliers marins, sapeurs d’assaut, reconnaissances d’artillerie foncent vers le pont de Kehl, les uns par la cathédrale et la Bourse, les autres par la grande artère de la Forêt-Noire. Ils se heurtent à une résistance farouche entre le petit Rhin et le Rhin. Attaqués dans leurs tanières au canon, à la grenade et à la mitrailleuse, les héroïques défenseurs du dernier redan tombent sur leurs armes, mais ne capitulent pas. Renforcés à temps, ils brisent l’ultime assaut vers la terre allemande.
L’ennemi, cependant, ne reprendra pas pied dans Strasbourg, car la Division, répondant à l’appel de son chef, s’y concentre.
Langlade a lancé son artillerie sur l’axe nord dès qu’il l’a su libre. “Weil, qui la commande, est blessé au cours de sa reconnaissance, ses deux half-tracks de commandement sont brûlés, mais les feux de son groupe interdisent dans un délai stupéfiant toute contre-attaque en force tentant de franchir le Rhin,
Putz, qui vers 11 heures a franchi de vive force le fossé antichars sous les feux du fort Kléber, débouche au sud de Neudorf, dans l’après-midi. Debray, qui dès 10 heures a déboîté plein sud, s’est emparé du fort Joffre, puis, se frayant un passage au milieu d’une colonne en retraite, a détruit une quinzaine de pièces de D.C.A. et D.C.B. qui défendaient l’aérodrome d’Ingolsheim. Cantarel et Massu occupent le centre et les abords ouest de la ville.
Avant la tombée du jour, le général Leclerc, tenant tous les quartiers de Strasbourg et inter-disant le débouché du pont de Kehl, fait envoyer les couleurs sur la flèche de la cathédrale.
Paris, la France entière fêtèrent le succès foudroyant du chef qui, luttant dans les sables trois ans avant, presque seul, avait fait le serment de reprendre Strasbourg.
La victoire ne s’improvise pas. Dans la paix ou dans la guerre, c’est l’élite qui la prépare, élite dont les responsabilités sont d’autant plus lourdes que le matériel permet des actions plus rapides et plus terrifiantes, mais dont l’autorité se fortifie par les épreuves de la vie quotidienne si elles n’entravent pas son dynamisme.
La lucidité n’est pas qualité innée. J Intention dont découlent les prescriptions de détail est la résultante de considérations multiples : extirper de chacune les points saillants, confronter les exigences contradictoires, puis doser l’audace et la méthode dans une formule qui capte l’intelligence de l’exécutant, telle est la synthèse que constitue l’expression d’un ordre.
L’échange de vues entre le supérieur et ses subordonnés, à la fin duquel le premier impose ses conclusions dans la simplicité et la brièveté, offre l’occasion d’un entraînement fréquent.
Ces contacts développent l’esprit d’équipe. Sur chacun ruisselle le prestige du chef qui confère la confiance, premier ingrédient de succès.
Ces conditions du rayonnement sont à la portée de tous, alors que la présence opportune est qualité subjective. Parce qu’elle postule le risque, ceux qui n’en ont point ressenti les effets l’assimilent volontiers à ce goût du danger et des coups, naturel chez les chevaliers ou gentilshommes d’autrefois, alors qu’elle est la plus pure manifestation d’affection du suzerain envers ses seigneurs jetés dans la mêlée.
Partageant les dangers de ses troupes épuisées, il exige des efforts parfois surhumains, mais arrache sur-le-champ une victoire qui serait coûteuse après quelques heures d’un repos ardemment désiré.
Leclerc livre des combats toujours audacieux, souvent rudes, jamais sanglants, car, s’il accepte, dans l’enthousiasme pour ses compagnons d’armes et pour lui, le risque qui paie, il interdit les sacrifices sans lendemain.
C’est l’apanage de l’entraîneur d’hommes.
Colonel Marc ROUVILLOIS.