Vers l’Est

10 septembre 1944 - Vers l’Est

DE LA MARNE A LA MEURTHE

PASSES D’ARMES AVEC MANTEUFFEL

Nouveaux problèmes

Au début de la deuxième semaine de septembre, la Division se regroupe dans les vallonnements coupés de bois touffus de Bar-sur-Aube et du pays de Clairvaux. La Brie et la plate Champagne, que la guerre vient d’enjamber sans les toucher, nous ont vu défiler dans un roulement monotone. Chacun y a décanté dans un silence relatif la riche expérience des derniers jours.
De ces tourbillons d’images, d’impulsions, de réflexes rapides, de liens hâtifs, de projets, nous avions émergé par un matin brillant, le 8 septembre, lorsque nos véhicules, avec leur ample complément de nouveaux camarades, avaient retrouvé d’instinct leurs places dans leurs colonnes, qui aux Invalides, qui au Bois, qui à la Plaine-Saint-Denis.
Les accueillants villages de l’Aube voient donc arriver des enfants encore une fois un peu perdus, qui doivent sans transition se transplanter d’ambiance. De Paris, la guerre s’était éloignée bien loin : ne la disait-on pas à Metz, voire à Aix-la-Chapelle ? Or, la revoici soudain toute proche. Les F. F. I. de Châtillon, encore aux prises avec des isolés dans les bois, demandent immédiatement notre aide. Un peu plus loin, l’ennemi s’est organisé avec des effectifs importants groupés en points d’appui qui barrent les grands itinéraires et capables de résister aux chars. Progressivement, ses intentions se dessinent.

La 1ère Armée allemande, qui reflue depuis Paris devant la 3e Armée américaine, a perdu la Meuse à Verdun et au sud, mais n’a nulle part laissé entamer la Moselle. Les éléments de pointe alliés, entrés dans les défenses de Metz, en ont été rejetés, et les Américains ne bordent plus la rivière qu’à Pont-à-Mousson et à Toul. L’avance américaine, étirée depuis Cherbourg et toujours ravitaillée par les seules plages de Normandie, n’est pas encore au point mort : de Toul, elle va menacer Nancy de front, franchir aussi la Moselle plus au sud, à Saint-Mard et à Bayon, attaquer Nancy par le sud et marcher vers Lunéville. Mais, inévitablement, elle a perdu de la puissance. Déjà contre-attaquée au nord dans la région de Briey, elle présente vers le sud un immense flanc découvert.
Au delà de ce flanc, encore plus au sud, défilent en retraite désordonnée les unités allemandes de la Loire et du Rhône, les premières pourchassées par les F.F.I., qui coupent ponts et routes, harcèlent les colonnes, les deuxièmes refluant devant les débarquements de Provence.
C’est la 19ème Armée allemande qui est chargée de les recueillir. Sur le plateau de Langres, non immédiatement menacé, elle a pu tracer à loisir un grand arc de cercle : il s’appuie à Charmes sur la Moselle et son autre extrémité à la Suisse, vers Evian. Il passe par Neufchâteau, Chaumont, Langres. L’organisation déjà au point dans les centres importants se garnira et se complétera au fur et à mesure de l’arrivée des fuyards : Etats-Majors et officiers, repliés les premiers, sont en place, Ottenbacher à Langres et 16e Division à Dompaire.

Tout ceci, naturellement, nous ne le saurons qu’un peu plus tard. Nous ignorons aussi que cette large tête de pont à l’ouest de la Moselle, placée de façon propice sur le flanc sud de la 3e Armée, l’ennemi en fait la base de sa contre-attaque. Depuis le 7 septembre, il débarque dans la région de Saint-Dié (aussi loin que le chemin de fer le lui permet) ses nouvelles Panzerbrigaden : leur organisation simplifiée, mise au point pendant l’été et non encore connue du commandement allié, devait lui permettre de jeter rapidement dans la bataille les derniers chars produits par ses usines. Leur noyau était un bataillon de chars Panther (une cinquantaine) qu’épaulaient une trentaine de chars Mark IV, deux bataillons de grenadiers mécanisés, un groupe d’artillerie sur chenilles. Deux d’entre elles, la 112e et la 111e, étaient acheminées respectivement vers Epinal et vers Remiremont, elles devaient être suivies par la 106e. La 112e franchissait la Moselle, portait ses chars vers Dompaire et Darney, pour déboucher de Mirecourt. La 111e devait étendre à l’ouest l’aile marchante de la contre-attaque, qui était confiée à un des généraux les plus capables de faire rendre le maximum au dernier outil en lequel la Wehrmacht mettait son espoir : von Manteuffel.
Dans l’Aube, cependant, nous retrouvons le XVe Corps, celui avec lequel nous avions combattu en Normandie. Sous les ordres du général Haislip, nous allons y être jumelés avec la 79e Division d’infanterie américaine. Derrière nous en Normandie, elle nous retrouve après un long périple qui l’a conduite jusqu’à la Belgique. Le Corps doit à la fois progresser et assurer le flanc sud de l’Armée. Nous, progresser et assurer le flanc sud du Corps, et ceci à partir de l’Aube. Le premier objectif étant la Moselle, cette mission s’étire à vol d’oiseau sur 150 kilomètres. Pendant encore deux jours le groupement Billotte assurera même la protection jusqu’à Montargis sur la Seine.
Nous éviterons le nœud trop fort de Neufchâteau pour progresser, la 79e par le nord, vers Charmes, et nous par le sud, vers Thaon-Châtel. Le Général a le choix de ses passages entre Neufchâteau et Chaumont : il choisira les points faibles pour s’insinuer le plus profondément possible chez l’ennemi, le frapper aux centres vitaux de ses arrières et achever par des assauts énergiques la chute des môles délaissés dans la phase initiale du combat. L’action doit être menée avec vivacité à tous les échelons.

Entrée en lice

Le 10 septembre dans la soirée notre groupement de reconnaissance se place donc en couverture sur la Marne, et au cours de la nuit deux ponts sont remis en état. Le 11 au matin le groupement aborde pour la reconnaître la région d’Andelot, dont la défense est trouvée solide. Le Général décide de passer plus au nord.
L’irruption en force dans le dispositif ennemi est confiée au groupement Langlade. Dio et Billotte restent échelonnés pour figurer ces racines qui sont, paraît-il, encore nécessaires jusqu’à Montargis. On les verra par la suite se déplacer tour à tour en jouant à saute-mouton.
Langlade, lourds en tête, suivant une formule éprouvée en Normandie, écrase donc à Prez un bouchon ennemi moins solide que celui d’Andelot, élargit la brèche jusqu’à Saint-Blin, dont les F.F.I. sont déjà maîtres quand il arrive, et franchit la Nationale 65 en deux colonnes : Minjonnet au nord et Massu au sud. La Meuse est bientôt atteinte à Goncourt et à Bourmont, dont la garnison capitule à 15 heures. Après avoir franchi les deux routes Neufchâteau-Chaumont et Neufchâteau-Langres nous sommes « dans la place », au cœur du dispositif ennemi.
Que nous réserve-t-il ? Nous en avons une idée encore bien vague. Au passage à Leurville, nous avons recueilli au vol quelques renseignements auprès du chef local des F.F.I., celui qui commandait les gars de Prez et de Saint-Blin, dont la jeunesse ardente avait bondi en grappes sur nos Jeeps dès qu’il s’était agi de cueillir du boche. La figure souriante, marquée de la calme bonne humeur de ceux qui vont loin, du capitaine Châtel nous avait promis de nous revoir. Nous en avions recueilli déjà pas mal de ces promesses ! Cependant, dès que ses services sur place ne seront plus indispensables, Châtel suivra en volontaire avec quelques-uns de ses gars un peloton d’A.M. américaines ; en novembre, à Baccarat, il sera affecté réellement à notre Division.
Châtel nous avait annoncé les prochaines résistances à hauteur de Contrexéville. De fait, à la tombée du soir, Minjonnet est arrêté à Saint-Remimont, tandis que Massu, qui trouve à Contrexéville même une garnison moins forte, enlève sa première ville d’eaux et va reconnaître les abords de Vittel.

*

A Contrexéville, on commence à y voir plus clair. Le traditionnel document allemand, bien dessiné comme à l’école, avec la netteté anguleuse et noire de ses signes conventionnels, nous donne enfin le dispositif. Nous sommes passés entre la Division Ottenbacher, qui tient Langres-Chaumont-Andelot, et la 16e Division d’infanterie, qui tient Neufchâteau-Mirecourt. Le P.C. de cette dernière est à Dompaire, son front principal face au nord entre Neufchâteau et Charmes, avec de sérieux points d’appui vers Houécourt et Mirecourt qui s’échelonnent en profondeur jusqu’à Saint-Remimont, Vittel et Dompaire. Il nous suffit de nous infléchir légèrement vers le sud pour défiler sur ses arrières, tandis que la 79e Division d’infanterie américaine, immédiatement prévenue, défilera sur ses avants. Après l’avoir ainsi isolée comme une pelure, quelques vigoureuses attaques à la rencontre l’un de l’autre devraient en disposer assez facilement.
Ceci évidemment un peu schématique, car l’ennemi a réagi à notre manœuvre, ramène des troupes pour se rétablir face à l’ouest, se raccroche de Mirecourt vers Dompaire et Darney. Mais une fois encore on peut le gagner de vitesse.
Le 12 au matin, couvert au sud par le groupement de reconnaissance qui opère vers Lamarche, le groupement Langlade abandonne l’attaque de Saint-Remimont, déborde Vittel par Lignéville, le réduit par une attaque d’infanterie venue du sud. Et, avant même que cette opération soit terminée, lance Massu sur Dompaire, qu’il abordera à la tombée de la nuit. Après deux heures de lutte ce dernier décide que le morceau est dur : pour mieux le guetter il s’installe aux lisières. De son côté, Vittel liquidé, Minjonnet double au sud par Thuillières, San Vallois, Lorrain, où il rejoint la route de Darney à Châtel.