28-11-1947 – L’Accident

 

 

L’ ACCIDENT

28 novembre 1947

 

 

AU FIL D’UNE VIE GLORIEUSE

 

par le général R. PRIOUX
Général d’ Armée du Cadre de Réserve.

DANS l’après-midi du 28 novembre, la radio nous apprenait la catastrophe aérienne qui venait de se produire dans le Sud-Oranais : un Mitchell venant de la Senia à 460 kilomètres à l’heure s’était écrasé sur le rail du futur « Méditerranée-Niger », pendant une tempête de sable ; il avait explosé et pris feu ; la liste déjà longue des martyrs du Sahara comptait treize nouvelles victimes.

Le général Leclerc de Hauteclocque était parmi les morts ; la plaque de grand’croix de la Légion d’honneur avait permis de l’identifier ; la stupeur était profonde, car chacun avait mis toute sa confiance en lui ; avec un pareil chef, on se sentait certain de dominer les situations les plus difficiles: aujourd’hui, on se sent désemparé.
Il appartient à des voix plus autorisées que la mienne, celles de ses compagnons de guerre en Afrique, en France, en Allemagne, en Indochine, de dire les grandes pages de notre histoire écrites par le chef prestigieux qui venait de disparaître au milieu des flammes ; mais, ayant rencontré le lieutenant, puis le capitaine de Hauteclocque à divers moments de ma vie militaire, j’ai pensé que le lecteur serait intéressé par de plus modestes souvenirs, notamment ceux qui permettaient d’entrevoir que le jeune officier deviendrait un grand chef à la faveur des événements.

Pour confirmer l’influence familiale, j’évoquerai « l’abord la mémoire de deux de ses parents que j’ai connus jadis ; Leclerc ne pouvait faire moins bien qu’eux et il fit beaucoup mieux.

En 1901. le capitaine Walleran de Hauteclocque, oncle du futur Leclerc, est mon écuyer à Saumur: à une époque où la Légion d’honneur n’est donnée le plus souvent qu’à des officiers aux tempes déjà blanches, le jeune capitaine porte la croix des braves: c’est qu’il a guerroyé au Soudan avant d’entrer au cadre noir, et sa conduite au feu l’a déjà mis en vedette. Un seul trait pour le peindre : …sur le terrain au Breil, notre instructeur faisait passer les obstacles; il avait plu, le sol était glissant. plusieurs chevaux avaient marqué des hésitations, l’un d’eux venait de refuser plusieurs fois devant une banquette et son cavalier semblait découragé : l’écuyer le fait venir et lui dit : «Prenez mon cheval, passez-moi le vôtre ; le cheval ne doit pas rester sur une mauvaise leçon. »
Puis il prend du champ et aborde l’obstacle à vive allure ; le cheval saute sur la banquette et fait panache en se relevant de l’autre côté ; Hauteclocque se relève et reprend son cheval ; il est livide et dit alors : « Que le plus ancien ramène la reprise, je vais passer par l’hôpital. »
Nous apprenions une heure après qu’il avait plusieurs côtes enfoncées.

Treize ans plus tard, lieutenant-colonel au 14e hussards, il était tué à Ethe, devant ses escadrons qu’il entraînait au feu.
Tel fut l’oncle de Leclerc ; parlons de son cousin.

Nous sommes au Maroc, à l’automne 1925, où je suis venu prendre le commandement du 8e spahis ; la campagne, suspendue par la mauvaise saison, a été dure et nos hôpitaux regorgent de blessés. Allant voir ceux de mon régiment, je trouve sur son lit de douleur un lieutenant de Hauteclocque qui me raconte son histoire : il a reçu une balle dans le pied ; mauvaise blessure qui a fracassé les os et dans laquelle ont pénétré des débris de chaussure ; l’infection s’y est mise et résiste aux traitements en usage ; il n’y a à cette époque ni sulfamides ni pénicilline ! Les chirurgiens insistent pour l’amputation, mais le blessé refuse énergiquement ; il montre une confiance que la Faculté ne partage pas. Après une lutte qui dure plusieurs semaines, Hauteclocque obtient gain de cause ; son obstination et son moral élevé ont sauvé son pied.
Bientôt, il est rapatrié, il boîte, mais il a évité la mutilation.

Ces qualités, nous allons les trouver chez celui qui deviendra Leclerc, mais les circonstances leur permettront de s’épanouir.
Environ un an plus tard, j’apprenais l’affectation à mon régiment du lieutenant Philippe de Hauteclocque. En même temps que l’avis officiel, je recevais de l’inspecteur général de la cavalerie une lettre privée qui me disait :« Vous allez recevoir le lieutenant de Hauteclocque ; je l’ai connu à l’armée du Rhin ; sorti en tête de sa promotion de Saint-Cyr comme de Saumur, c’est un officier qui est au-dessus des meilleurs ; il est jeune et peut avoir besoin de conseils : comme il a du tempérament et une forte personnalité, il demande à être commandé avec doigté et j’ai voulu vous prévenir. »

Peu de semaines après, je recevais mon nouveau lieutenant. Sorti le numéro 1 de Saumur quelques années avant, Hauteclocque avait eu la faveur de choisir son cheval d’armes dans les écuries de l’École, et c’est ainsi qu’il amenait au régiment un cheval de pur sang, qui avait déjà remporté des victoires sur les champs de courses de Rhénanie et qui faisait des envieux parmi les officiers du 8e spahis, dont la plupart devaient se contenter de chevaux plus communs.
Notre quartier, à cette époque, était loin de ressembler à ceux de France et d’Algérie ; faute de bâtiments suffisants, nous utilisions au camp Coudert des cavernes aménagées dans les rochers ; bien des chevaux restaient même en plein air. En habitant dans les rochers, nous ne faisions d’ailleurs qu’imiter une partie de la population indigène, ainsi logée depuis des millénaires. Je me souviens que Hauteclocque avait installé son cheval dans une petite grotte,trans-formée par lui en une confortable écurie.
Très vite, il eut l’occasion de déployer ses brillantes qualités de chef et d’organisateur. Le temps des grandes opérations dans le Rif et la tache de Taza était clos depuis quatre mois ; mais des tournées de pacification étaient nécessaires pour consolider les résultats acquis et montrer la force afin de n’avoir pas à s’en servir, suivant la célèbre formule ; Hauteclocque prit part ainsi, avec son peloton, à plusieurs colonnes.
Quelques mois après, il était affecté, sur sa demande, à l’École des officiers indigènes du Dar Beïda, à Meknès, et quittait le 8e spahis.
Par la suite, je ne le vis plus que de temps à autre, en particulier lors d’une inspection de Saint-Cyr, où il était instructeur et s’imposait par son rayonnement.
Le fait suivant montrera son caractère : en 1933, pendant une permission séparant deux années de cours, il partit au Maroc à titre privé, se fit affecter temporairement à une unité en opérations, y gagna une citation, puis revint à Saint-Cyr retrouver ses élèves.
Hauteclocque s’était reposé en faisant colonne dans l’Atlas !

Bientôt il entrait à l’École de guerre, où il avait été reçu très brillamment. En 1939, la guerre éclatait, qui allait lui donner les occasions de donner la pleine mesure de ses qualités exceptionnelles.
Il fut peu après affecté à l’état-major de la 4e division d’infanterie ; cette division était rattachée à la fin de mai 1940 au 4e Corps d’armée, qui entrait dans la composition de la lre Armée, que je commandais à cette époque.

Après avoir tenu tête à l’ennemi plusieurs jours sur l’Escaut, la 4e division dut se replier ; dans la nuit du 27 au 28 mai, ses colonnes se trouvaient mélangées à celles du 5e Corps d’armée, que les Allemands avaient rejetées au nord de leur route de retraite ; il en résulta une extrême confusion. La division de Hauteclocque fut refoulée dans Lille par le sud, au moment où l’ennemi y entrait par le nord, et entièrement disloquée ; elle cessa d’exister en tant que grande unité ; seuls certains éléments purent continuer la lutte dans les faubourgs, en s’intégrant à d’autres divisions qui avalent gardé leur cohésion.
Hauteclocque put échapper aux mains de l’ennemi ; plus que tout autre, il avait dû être torturé dans son âme de grand Français par la défaite de nos armes ; les souffrances enduré/^ allaient lui dicter sa conduite.

Dès lors, je ne sais c’e lui que ce que la renommée nous apprend chaque jour ; le nom de Leclerc a remplacé celui de Hauteclocque ; sur tous les champs de bataille où Allemands et Italiens seront les seuls adversaires, nous trouvons Leclerc ; il franchit rapidement les degrés de la hiérarchie et porte bientôt deux, puis trois, quatre et cinq étoiles sur les manches ; muni de sa canne légendaire, il va du Tchad à la Méditerranée par le Fezzan et déploie à cette occasion, en dehors de toute considération militaire, des talents d’organisateur hors pair, en accomplissant l’exploit de franchir le désert avec plusieurs milliers d’hommes : puis c’est la guerre eu Tunisie, le débarquement en Normandie. Alençon, Paris, Strasbourg, qui reste la plu? belle page de cette splendide campagne, enfin Berchtesgaden et l’écroulement de l’Allemagne. Plu? tard, ce sera l’Indochine et l’inspection générale des troupes de l’Afrique du Nord…
Le hasard m’a conduit à Oujda le jour où les corps de Leclerc et de ses compagnons y arrivaient. . sur le quai de la gare, à la foule émue, j’ai vu les cercueils descendus du train par des cavaliers de la légion et conduits sur les blindés à la municipalité, où une chapelle ardente avait été dressée : le fanion de Leclerc flottait sur la voiture de tête du convoi ; le service d’honneur était aux ordres du Commandant du 2e étranger de cavalerie, un ancien camarade, au 8e spahis, du héros disparu.
Trois jours plus tard, j’allais me recueillir sur le lieu de la catastrophe, au milieu des débris calcinés de l’avion. La tempête de sable était tombée la nuit précédente, l’air avait repris sa transparence et la lumière du sud, retrouvé sa splendeur.

Leclerc n’est plus…

Mais, comme l’a dit Melchior de Vogué dans les Morts qui parlent, nous n’échappons pas à l’emprise des disparus dans notre vie terrestre : plus grande a été leur figure, plus grande est la leçon qu’ils nous laissent en mourant.

Au milieu du grand silence du Sahara, la voix d’outre-tombe du général Leclerc de Hauteclocque disant aux Français :

« Toute ma vie, j’ai aimé mon pays passionnément, résolu à lui sacrifier tous les biens de ce monde ; aussi ai-je lutté sans répit contre ses ennemis jusqu’au jour où ils ont été abattus.
Mais de nouveaux dangers vous menacent, que vous ne surmonterez que si la France est forte; pour être forte, elle doit être unie; et vous êtes divisés.
Lyautey vous avait appris que rien de grand ne pouvait être construit sans amour, et vous avez oublié sa leçon.
La France vient de traverser une tourmente qui l’a ramenée aux jours les plus sombres de la guerre de Cent ans, lorsque Armagnacs et Bourguignons se déchiraient entre eux.
De bons Français ont pris, dans ces dernières années, des chemins différents pour servir leur patrie; dans des situations aussi confuses, n’était-ce pas inévitable ? Qu’importé, lorsque ces chemins conduisaient au même but ”.

Abandonnez donc vos haines, vos vengeances et vos discordes ; elles sont sans grandeur quand on les voit des sommets où sont les âmes des morts.
Le jour où seront tombées les barrières qui vous séparent, vous pourrez envisager avec confiance les épreuves de demain.
Français, il est grand temps de vous unir. Votre salut en dépend ! »

Général R. PRIOUX.

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L'ACCIDENT PAR LES GENERAUX De SACY & MOURRUT LECLERC

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