Lieux de Mémoire

LIEUX DE MÉMOIRE

 

 

 

LES LIEUX DE MÉMOIRE DÉDIÉS au général LECLERC à ALENÇON, PARIS et STRASBOURG
(Sources : Mémorial Leclerc de Hauteclocque, Musée Jean Moulin, Mairie de Paris)

Par Julien Toureille, professeur de Lettres Histoire au lycée Saint-Exupéry à Saint-Raphaël – Doctorant en Histoire
Lauréat du Prix Fondation Maréchal Leclerc de Hauteclocque (1995)
Membre du Conseil scientifique Mémorial Leclerc, Musée Jean Moulin, Musée de la Libération de Paris.

 

 

La 2e DB prend part à la campagne de France de son débarquement d’Angleterre le 1er août 1944 jusqu’à la libération de l’Alsace en avril 1945. En neuf mois, ses soldats chassent l’occupant allemand des cités et des campagnes traversées, au prix quelquefois de manoeuvres audacieuses et de l’aide de leurs habitants . A la fin de la guerre, les élus locaux relaient le souhait de cette population de voir le souvenir de ce sacrifice s’inscrire durablement dans le paysage : c’est l’ajout, sur le monument aux morts de la Première guerre mondiale, du nom des victimes locales tombées en 1944 ; c’est l’apparition, le long de l’itinéraire emprunté par cette unité, d’une floraison de plaques, stèles ou autres monuments en hommage à ses combattants . Strasbourg, Paris et Alençon tour à tour font le choix symbolique d’élever une statue à leur libérateur. Quel sens doit-on donner aux différentes postures retenues par les artistes pour représenter Leclerc ? De quelle manière interpréter leurs points communs et leurs différences ?

Le 23 novembre 1951, le maire de Strasbourg Charles Frey inaugure sur la place Broglie la première statue élevée en France à la mémoire de Leclerc, mort quatre ans auparavant. Celle-ci est constituée d’un obélisque au pied duquel se dresse sur un socle élevé la statue en bronze du général, que deux victoires ailées, en grès des Vosges, poussent vers l’avant ; sur l’arrière, les principales étapes de son parcours : « Tchad 1940, Koufra 1941, le Fezzan 1942, Tripoli et Tunisie 1943, Paris et Strasbourg 1944 » ; sur le fronton, une mention originelle : « Mort en service commandé le 27 novembre 1947 ». L’ancien chef de la 2DB est représenté selon le choix du sculpteur Georges Saupique en tenue de combat, coiffé d’un képi, la canne à la main et en mouvement. L’hommage de la capitale alsacienne à Leclerc doit donc être envisagé sous un double aspect. Monument réalisé dans le prolongement de sa mort, on en retrouve l’émotion grâce à sa dimension allégorique et par l’idée de sacrifice suggérée par les circonstances du décès. L’oeuvre se fait en outre didactique car elle précise la chronologie des victoires et lorsque, par la suite, elle se voit rajouter la précision « Maréchal de France 25 août 1952 ».

La ville de Paris avait été peu prompte à attribuer à l’une de ses artères le nom de Leclerc ; on observe la même lenteur pour se doter d’une statue à l’effigie de l’ancien chef de la 2DB : malgré une loi votée par le Parlement le 7 septembre 1948, le monument, situé porte d’Orléans, est inauguré seulement pour le trentième anniversaire de la libération de la capitale le 25 août 1969! L’histoire de celui-ci mérite que l’on s’y attarde. Après plusieurs années sans idée, un premier projet est enfin approuvé par le conseil municipal ; il prévoit une tour triangulaire de 30 mètres de haut avec, à la base, sur un socle vert, une réplique en bronze du départ des Volontaires de Rude . Mais le ministre de la Culture André Malraux annule cette décision et lance un appel d’offres à tous les sculpteurs intéressés : le projet initial est suspendu et la date d’inauguration retenue, le 28 novembre 1966, à l’occasion du vingtième anniversaire de la mort du général, abandonnée. Un premier examen des candidatures se révèle si « calamiteux » qu’un délai supplémentaire est accordé.

C’est finalement le projet de l’architecte Raymond Subes et du sculpteur Raymond Martin qui est choisi. Autour de la statue devait s’organiser un lourd encadrement en aluminium formé de deux faisceaux assez épais lancés vers le ciel et reliés entre eux par un linteau sur lequel semblait se balancer une croix de Lorraine enchâssée par le V de la victoire. Mais le tollé est général, et pour l’inauguration, l’artiste doit retirer le linteau et la croix de Lorraine… Le monument représente Leclerc en tenue de char, lunettes relevées sur le casque et main sur sa canne légendaire. Elle est posée sur un socle sur lequel figure la mention « Général Leclerc de Hauteclocque, Maréchal de France, 1902-1947 ».

En cette fin de décennie gaulliste, l’hommage s’est donc voulu grandiose et exclusivement centré sur le général ; on y devine la volonté familiale d’un monument « non pas destiné à commémorer la libération de Paris mais d’un hommage de toute la France à l’action du général » . L’absence de référence à la troupe, toutefois, choque ; elle sera prise en compte dans le réaménagement de l’ouvrage en 1997 pour le cinquantième anniversaire de la disparition de Leclerc : l’architecte Sylvain Dubuisson place la statue sur un piédestal en inox habillé de plaques de bronze sur lesquelles sont gravées les noms des 1800 soldats de la 2DB. Le monument actuel présente toujours la particularité de ne faire aucune allusion à la libération de la ville alors que Leclerc est avant tout connu des Français pour cela ! L’implicite, par définition, s’accorde pourtant bien mal avec la transmission du souvenir…

Inauguration par le président Giscard d’Estaing et la Maréchale Leclerc du monument Leclerc à Paris suite à sa profanation – 18 juin 1978 – Mémorial Leclerc Le monument à la mémoire de Leclerc est inauguré à Alençon le 15 mars 1970. Ici également sa réalisation a été maintes fois reportée : son principe est pourtant voté dès le 27 février 1945 et le maire Marcel Hébert crée deux ans plus tard un comité ayant pour but de recueillir par souscription les fonds nécessaires ! Deux pans de murs formant une croix de Lorraine servent d’arrière plan ; on peut y lire les dates importantes de l’histoire de la 2DB, de Mourzouk à Hanoi et des différents paroles de Leclerc : « Tenez, tenez aussi longtemps qu’il le faudra, la victoire finale est certaine et mérite tous les sacrifices.

Les mobiles qui nous poussaient furent l’amour-propre et la fierté nationale ; puissent ses sentiments subsister demain ». La statue de Leclerc est au centre de la construction. Le sculpteur André Arbus s’est de toute évidence largement inspiré du monument parisien : Leclerc est représenté dans la même tenue et sur la même posture que dans la capitale, sur un socle où l’on peut lire le même texte. L’hommage de la ville de l’Orne associe les victoires militaires de Leclerc obtenues entre 1940 et 1944 à ses succès indochinois de 1945 et 1946 ; le séjour en Asie de l’ancien chef de la 2DB est assimilé à un succès : le temps a permis de mieux comprendre son action et le contexte international, dominé par les difficultés de l’armée américaine au Vietnam, accentue pareille conviction.

Les deux citations, choisies soigneusement à des époques différentes, semblent à la fois vouloir donner un sens à ses combats et transmettre des valeurs morales ; entre volonté de reconnaissance et désir de justification, elles révèlent pourtant une moins grande certitude dans les consciences, prélude aux remises en question des années 1970. Inauguration du monument Leclerc à Alençon – 15 mars 1970 – Caravane n° 285

A Alençon, Paris et Strasbourg, les monuments représentent Leclerc en tenue militaire et en mouvement ; chaque artiste a souhaité donner de Leclerc l’image d’un chef proche de ses soldats et d’un homme courageux souvent à l’avant du combat. Diverses influences dont l’auteur n’est pas forcément conscient mais dont il se nourrit peuvent le conduire à transmettre une part d’inattendue. Ces oeuvres n’échappent pas à la règle, qui sont un témoignage indirect des évolutions successives de ce que l’on a voulu transmettre de l’ancien chef de la 2DB. L’image de celui-ci aurait pu en souffrir ; elle s’est au contraire enrichie de ces changements de moeurs successifs, au point d’en avoir fait un atout au moment délicat de la transmission de cette mémoire des témoins aux historiens.

Julien Toureille