Leclerc, plus que jamais d’actualité

Leclerc plus que jamais d’actualité…

Par le Général d’armée Bruno Cuche,
Chef d’Etat-Major de l’Armée de Terre

 

 

Le 60ème anniversaire de la mort du général Leclerc est pour moi et pour l’armée de Terre l’occasion de célébrer le souvenir d’un grand soldat mais plus encore de raviver sa mémoire pour éclairer l’action militaire, aujourd’hui et demain. S’il n’y a aucune commune mesure entre l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et le temps présent, les ressorts de la guerre, humains et techniques, sociaux et politiques, tactiques et stratégiques, ne sont pas si différents. Le chef militaire est toujours confronté aux mêmes défis et parfois aux mêmes dilemmes : respecter la lettre ou l’esprit des ordres, intégrer la dimension politique dans l’action militaire, innover et se distinguer sans rompre la cohésion d’ensemble au sein de l’armée française et avec les alliés, et obtenir l’adhésion de ses hommes sur qui repose in fine l’issue du combat. Or, Philippe Leclerc de Hauteclocque incarne plus particulièrement cette figure du chef militaire moderne, autant doué pour le commandement sur le terrain que pour l’action politique. Il illustre à sa façon, fougueuse et brillante, privilégiant l’offensive et la vitesse, quelques unes des pages que le général de Gaulle avait naguère consacrées, dans /(? Fil de l’épée, sur le « chef » et sur le « caractère ». Il est pour nous une référence.

Leclerc est d’abord un meneur d’hommes exemplaire doté d’une force de caractère hors pair. Instructeur à Saint-Cyr avant le début de la Seconde Guerre mondiale, il est animé au plus haut point de l’esprit de devoir et d’exigence de son métier, qu’il transmet à ses cadres comme à ses élèves. Sorti major de l’école supérieure de guerre en 1939, il n’admet pas la défaite. Seul officier breveté à rejoindre la France libre à Londres, après avoir franchi la ligne de démarcation, les Pyrénées et échappé à la police franquiste, il ne se contente pas d’attendre ou de suivre. Il se tient d’emblée pour investi, envers et contre tous, des intérêts supérieurs de la patrie. C’est un chef déterminé et qui se donne les moyens d’atteindre les objectifs fixés, malgré les difficultés incommensurables de l’époque.

 

Missionné par le général de Gaulle pour rallier le Cameroun et l’AEF, il réussit après avoir débarqué par surprise à Douala, le 27 août 1940, avec seulement 24 officiers, sous-officiers et hommes de troupes. La veille, il s’est promu colonel ! Par effet « domino », le Gabon rejoint le camp des Français libres le 10 novembre. Mais Leclerc ne se contente pas de ce succès qui permet à la France libre de disposer d’une base souveraine. Il n’a qu’une obsession, créer des forces armées et prouver aux puissances de l’Axe que la France n’est pas sortie de la guerre. Privé de moyens matériels, Leclerc joue de son charisme et de son autorité naturelle pour fédérer, autour de lui, ceux qui deviendront la Force L, puis l’ossature de la 2e DB. Il entraîne ainsi les hésitants, écarte les suspects, parle à la radio. Il connaît déjà le poids des mots, l’influence des médias, l’importance des symboles et des mythes. Commandant des forces au Tchad, il s’empare de Koufra le 1er mars 1941. La première victoire des Français libres est l’oeuvre de Leclerc. Elle en précède de nombreuses autres, oeuvre d’un chef qui est parvenu à galvaniser ses troupes face à un adversaire supérieurement armé. Le serment de Koufra donnera collectivement aux Français libres ce supplément d’âme qui permet de surmonter les pires épreuves : « jurez de ne déposer les armes que lorsque nos couleurs, nos belles couleurs flotteront à nouveau sur la cathédrale de Strasbourg ». Il lui donnera aussi toute légitimité pour exiger de ceux qui le rejoignent, un engagement total.

L’amalgame réussit.

Constituée d’éléments de la Force L, d’éléments du corps franc d’Afrique, de Français évadés par l’Espagne et de plusieurs régiments de l’armée d’Afrique, la 2e DB débarque en Normandie, libère Paris puis Strasbourg et dresse le drapeau français sur le Nid d’aigle à Berchtesgaden. Leclerc sera parvenu, en deux ans, à recruter et à fidéliser des hommes aux origines très diverses, pour faire de sa division une grande unité moderne, où le passé de chacun devait s’effacer devant le patriotisme et l’intérêt général.
Mais cette adhésion durable n’est pas uniquement le fait de son volontarisme et d’une discipline de fer. Leclerc a acquis une aura qui ne se démentira pas, au fil de ses succès militaires. Car Leclerc est d’abord respecté pour ses compétences au combat et plus particulièrement pour son audace.

Les raids de Mourzouk, Koufra, les campagnes dans le Fezzan en 1942 puis en 1943, témoignent de sa faculté à exploiter les moindres faiblesses de l’ennemi par une manœuvre inattendue. Le débouché dans la plaine d’Alsace, qui permet la prise de Strasbourg le 23 novembre 1944, en est une autre illustration tout aussi éloquente. Les chars des trois groupements tactiques parmi eux ceux du 501e RCC, ceux de Narvik, percent au coeur de l’hiver dans la montagne vosgienne, par l’étroit col du Dabo que l’ennemi jugeait infranchissable aux unités blindées. Leclerc a trouvé la faille dans le dispositif d’un adversaire qu’il savait en difficulté. Les groupements tactiques ont été engagés à la recherche d’une faille, quand celle du Dabo est trouvée, elle est immédiatement exploitée. C’est là, l’aboutissement d’un puissant travail de préparation, d’un remarquable calcul de probabilité et d’une mise en adéquation des structures des unités avec les missions qui leur sont attribuées. C’est la preuve de l’efficacité supérieure d’un type de commandement fondé sur la subsidiarité, la décentralisation et la confiance en l’aptitude des subordonnés à saisir les opportunités sur le terrain. Le général Massu résuma ainsi les qualités de Leclerc : « quand Leclerc commande en opération, il est extrêmement précis dans ses ordres. Il est aussi apte à commander un équipage, à servir une mitrailleuse qu ‘à faire manœuvrer une compagnie, un bataillon, un régiment, une division ou un corps d’armée. .. c’était un grand manœuvrier, il menait tout sans nervosité, avec beaucoup de réflexion et encore une fois, j’insiste sur ce point, avec beaucoup de précision ». Ce coup de maître, est aussi le fruit d’une expérience militaire considérable, accumulée après plusieurs mois de campagne en Afrique et en France, qui font de la 2e DB, reconstituée en 1943 au Maroc, une force redoutable, rompue au combat des blindés. Héritière de la Force L qui s’est distinguée en Tunisie lors de la bataille de Ksar Khilane le 10 mars 1943, la 2e DB se veut d’emblée l’équivalent des grandes unités britanniques et américaines. Pour y parvenir, Leclerc choisit le Meilleur, avec le pragmatisme d’un jeune chef, pour qui le résultat prime sur le conformisme. Il intègre ainsi des cavaliers de l’armée d’Afrique, s’équipe en chars américains les plus modernes et adopte le principe des groupements tactiques interarmes. La guerre dans le désert a donné à une nouvelle génération de grands chefs, l’espace et la vitesse, la rapidité de réaction, l’esprit offensif, qui sont caractéristiques de la manœuvre blindée. Leclerc a vu à 1′ oeuvre Montgomery, et plus tard Patton. S’il se sent plus à l’aise sous commandement américain, ce n’est pas seulement parce qu’il utilise à plein les possibilités matérielles qui lui sont offertes, mais aussi parce que les rapports avec une hiérarchie moins écrasante, y sont plus aisés, plus directs, privilégient l’efficacité immédiate sur les discussions d’état-major.

Car Leclerc, loin d’être seulement un exécutant, a d’abord conscience de servir un grand projet. C’est un chef militaire qui a intégré la dimension politique de son action. A l’instar de De Gaulle, l’action militaire est pour lui un moyen de l’action politique dont le but est de rendre sa place à la France. Il estime que le mouvement français libre, originellement et fondamen-talement militaire, doit transcender le militaire pour incarner la Nation et défendre en toutes choses les intérêts et le rang de notre pays. Il s’y emploie toujours de son mieux, pour convaincre les autorités de Vichy en A-EF, fédérer l’armée d’Afrique au sein de la 2e DB, combattre loyalement aux côtés des Britanniques et des Américains qui ne ménagent pas de Gaulle, ou encore, libérer Paris en liaison avec la résistance intérieure, En Indochine, après la Libération, il continuera d’incarner cette haute idée de la France et tentera bien d’éviter le piège d’une guerre de décolonisation qu’il pressent d’emblée. Mais il se heurte au retour de la politique des partis, comme dans l’avant-guerre, celle qu’il déteste et qu’il dénonça avec vigueur dans le discours prononcé à Douala en 1940. Leclerc « l’avant-gardiste » doit finalement s’incliner face à l’amiral d’Argenlieu (soutenu alors par le général de Gaulle dont les nouvelles ambitions politiques prévalent déjà). Vassal rugueux mais toujours discipliné, Leclerc aura ces mots « dans les grandes circonstances, le Général a toujours raison ».

Fidèle d’entre les fidèles du général de Gaulle et de la France libre, le maréchal Leclerc est bien pour nous tous une référence admirable de chef militaire dont peuvent s’inspirer plus particulièrement nos officiers. Audacieux, entreprenant et lucide, proche de ses hommes, il voit juste sur le terrain des opérations et sur celui du destin de la France. Il porte ainsi deux des qualités essentielles attendues encore aujourd’hui d’un grand chef ; l’esprit manœuvrier et la vision politique.