LECLERC, L’HOMME – LE CHEF

 

PHILIPPE LECLERC DE HAUTECLOCQUE – PARIS 1944
en compagnie du Colonel CREPIN

 

 

LE GÉNÉRAL LECLERC
par le
GÉNÉRAL DE GAULLE

 

 

Dans son bureau de Fort-Lamy, à l’abri des solitudes immenses du Sahara, celui qui était alors le Colonel Leclerc pouvait vivoter tranquillement.

Il avait rallié le Cameroun, il avait un beau Commandement, pourquoi ne se serait-il pas imprégné de l’esprit de la ligne Maginot ?

La guerre, n’est-ce pas attendre que les autres fassent quelque chose ?

Si LECLERC et ses soldats s’étaient dit cela, ils n’auraient pas été des Français Libres.

Mais parce qu’ils ont voulu, eux, combattre et vaincre, la France envahie a pu en dépit de tout apporter une contribution éclatante à la bataille d’Afrique.

En Erythrée, en Ethiopie, en Libye, elle avait lutté, au Fezzan elle a conquis.

Enfants de France, rêvez d’être un jour des LECLERC, apprenez ce que vaut une libre volonté française.

Charles de GAULLE.

Extrait de la Préface du Général de Gaulle
pour le livre du général INGOLD :
“L’épopée de Leclerc au Sahara”

 

 

GALONS & ÉTOILES

par le colonel de GUILLEBON
Caravane N° 130 – 30 décembre 1952

 

 

Il fallait qu’il eût la passion de l’état militaire pour entrer dans l’armée en 1922, alors qu’après une guerre victorieuse, les jeunes Français se détournent généralement du métier des armes.
Saint-Cyr, Saumur, les garnisons du temps de paix, la campagne du Maroc, les écoles, Lieutenant à 22 ans, capitaine à 32 ans, c’était l’amorce d’une belle carrière où les vertus de l’homme de guerre se devinaient sous les qualités de l’homme tout court.

Sans la guerre, il serait devenu à 50 ans Colonel, et sans doute quatre ou cinq ans avant l’âge de la retraite, on aurait eu un général de Hauteclocque.
Mais il y eût la guerre, où percent les hommes de cœur, et la France Libre, où se révèlent les hommes de caractère.
A Londres, en Juillet 1940, le Général de Gaulle le fait chef d’escadrons sous le nom de Leclerc et lui donne une mission de coup d’Etat en Afrique, sans hommes, sans armes et sans moyens.
Au Cameroun, dans la nuit du 25 août, les patriotes conjurés déplorent que n’ayant rien, il n’aie que l ‘ autorité d’un Commandant.
Qu’à cela ne tienne; il défait les galons d’une manche pour se fabriquer des insignes de colonel, prend le Cameroun et devient Gouverneur et Commandant supérieur.

Rendant compte au Général de Gaulle de la réussite de sa mission, il explique le subterfuge et propose de reprendre son grade de commandant à la première occasion. Son chef en le félicitant, le confirme dans un grade dont il remplit si bien les fonctions.

En décembre 1940, c’est avec cinq galons d’argent qu’il prend le commandement du Tchad, royaume exclusif et intolérant de l’ancienne coloniale et des galons d’or. On ne parvient à faire dorer ses pattes d’épaules qu’en lui représentant que les tirailleurs assimilent les galons d’argent aux emplois d’intendants et de vétérinaires.

Mars 1941, coup de tonnerre à Koufra et à Mourzouck, il est Compagnon de la Libération.
Juillet 1941, un télégramme chiffré arrive de Londres, le nommant général de brigade.

Il a 39 ans, l’année dernière, il était Capitaine. Son chef d’état-major qui a déchiffré le télégramme, le lui tend en souriant :
Qu’en pensez-vous?
– Cela n’ajoute rien.
– Surtout n’en dites rien à personne et faites un message à Londres, dans ce sens.
Maintenant aux affaires sérieuses, pour la campagne de cet hiver, au Fezzan …
Les mois passèrent. Cela s’était su, les camarades se renseignaient: veut-il qu’on lui dise « Mon Général » ou « Mon Colonel» ?
Lui signait toujours « Colonel Leclerc » et portait ses cinq galons d’or.

Il nous est revenu qu’à Londres, le général de Gaulle avait haussé les épaules: « Ce n’est pas pour lui faire plaisir que je l’ai nommé Général: la France a besoin de jeunes généraux comme lui ».
C’est le général de Gaulle qui avait raison 1
Cet hiver là, la campagne du Fezzan fut un magnifique succès. L’officier qui avait déchiffré le télégramme de Londres et chiffré le refus du colonel, commandait un groupement d’assaut.
Le soir de la prise d’Ouaou-el-Kébir, il fit prélever deux paires d’étoiles métalliques qui ornaient les uniformes ennemis et en fit don au colonel Leclerc qui les porta alors et devint pour l’immortalité le général Leclerc.

Plus tard, à Brazzaville, au cours d’une enchère à l’américaine au bénéfice de ses soldats, le général mit en vente ses étoiles: un commerçant portugais les emporta pour plusieurs centaines de milliers de francs.

Mai 1943. les forces du Tchad ont percé jusqu’à la mer, les hommes de Leclerc étaient à Tripoli et à Tunis, leur chef avec son képi, sa canne légendaire et son manteau à l’écusson colonial apparaît aux Français délivrés comme l’image radieuse de la victoire.
Le Général de Gaulle le nomme général de division. commandant la 2ème Division Française Libre.
Il a quarante ans et il continue à porter deux étoiles.
Ce n’est qu’un an plus tard, au moment de débarquer en France. qu’il consent à porter les insignes de son nouveau grade,

Est-ce parce qu’il sait que cela lui donnera plus de poids pour défendre auprès des chefs alliés le point de vue français qu’il représente.

En janvier 1944. en Alsace, le Ministre le presse de prendre un corps d’armée et d’accepter une quatrième étoile.
Abandonner sa division avant la fin de la campagne, pour un grade? Non.

Il est entré à Paris avec le ruban rouge gagné comme lieutenant au Maroc, car dans la France libre, on ne touchait pas à la Légion d’Honneur.
Mais les titres se sont accumulés.

En mai 1945. après Berchtesgaden, le Général de Gaulle au cours de la plus belle prise d’armes que l’on puisse rêver. lui a remis le cordon de Grand’Croix, la dignité suprême.

Dieu sait que notre général n’en était pas ébloui, il ressentait plutôt une indéfinissable inquiétude de recevoir, à 42 ans, la plus haute récompense, car il sait qu’il n’a pas fini de servir ni d’acquérir des mérites.

Parti en Indochine avec quatre étoiles, il en revient, à 43 ans, avec la cinquième étoile de général d’armée et la Médaille Militaire.
Il n’a jamais désiré la moindre récompense humaine, lui qui fut honoré plus qu’aucun autre héros national.

Le gouvernement l’a fait Maréchal de France, sans augmenter sa gloire que rien ne pouvait accroître, mais en le faisant, il a rehaussé le prestige de cette dignité. En réalité, il a ratifié le vœu de tous les Français.

Nec pluribus impar.

Colonel de GUILLEBON

 

 

 

Le général avec le Colonel de GUILLEBON

 

L’AUDACE RAISONNÉE DU GÉNÉRAL LECLERC
par LE GENERAL DIO

Caravane 89 – Avril 1949

 

VOICI bientôt quatre ans, l’effondrement de l’Allemagne mettait un point final au drame sanglant de la deuxième guerre mondiale.
La France entière célébra alors avec un enthousiasme spontané les hauts faits d’armes de l’Armée d’Afrique victorieusement engagée dans les campagnes d’Italie, de France et d’Outre-Rhin.

L’exceptionnel génie militaire de notre Chef, consacré par les opérations de Normandie, la libération de Paris, les charges fulgurantes de Strasbourg et de Berchtesgaden, s’auréolait d’un éclat salis pareil et bon gré, mal gré les détracteurs les plus tenaces devaient enfin s’incliner devant lui.

Mais, en même temps, un réflexe bien humain, le souvenir de la dure période antérieure au débarquement allié en Afrique du Nord , s’estompait peu à peu dans l’ombre de ce nouveau fronton de gloire. Et pourtant, peut-être est- ce en ces temps de misère que la valeur du Général Leclerc s’affirma le mieux.

Dès novembre 1942, en effet, la guerre entrait dans une phase nouvelle, l’étoile de l’envahisseur commençait à pâlir, les plus pessimistes reprenaient espoir et l’accord devenait peu à peu unanime sur les buts à atteindre; plus tard enfin. la mise sur pied de grandes unités modernes en Afrique du Nord, puis leur engagement sur les champs de bataille d’Europe, devaient s’effectuer dans une atmosphère grandissante de confiance dans la victoire finale.

En août·1940, par contre, lorsque par une nuit d’encre, le Général Leclerc débarqua clandestinement avec quelques compagnons sur les rives du Wouri, l’ambiance était tout autre: la puissance de l’envahisseur était à son apogée, une morne désespérance avait saisi la majorité des Français, la continuation de la lutte semblait à beaucoup une folie dangereuse que certains même réprouvaient très sévèrement; les énergies dispersées cherchaient à tâtons leur voie dans le noir, en quête d’une haute conscience suscep­tible de les rassembler et de guider leurs pas; en 1940. enfin, les Territoires de l’A,E.F. et du Cameroun, que le Général Leclerc avait pour mission de faire entrer activement dans la guerre, ne possédaient ni les moyens ni l’organisation adaptée aux circonstances et nos alliés Britanniques n’envisageaient la livraison de matériel de guerre qu’avec un scepticisme réticent.
Bien plus, le problème posé par l’éventualité d’opérations  offensives contre le Sud Lybien n’avait été ni étudié ni même sérieusement pensé.
Tout était à créer, et ceci dans tous les domaines.

Aussi s’il est juste de dire que la 2e D.B. a tiré l’essentiel de sa valeur de la valeur propre de son Chef, peut-on affirmer à fortiori que le Général Leclerc a porté seul à bout de bras le bloc A.E.F.- Cameroun dans son effort de guerre de 1940 à 1942.

Je crois bon de m’élever ici contre une certaine légende qui veut que Je Général n’ait dû ses succès en Afrique qu’à celle traditionnelle baraka
qui, pour les esprits superficiels ou romanesques, prétend expliquer commodément toutes les réussites en ce bas-monde.
La vérité est tout autre: invariablement bâtie sur un plan d’une audace déconcertante mais toujours raisonnée, chaque opération fut mise au point avec un soin minutieux ne laissant à l’imprévu que le minimum inévitable.
Le raid sur Koufra lui-même, bien que monté hâtivement avec des moyens de fortune (une  action immédiate était nécessaire tant pour des raisons morales faciles à deviner que pour enlever aux Ita
liens toute velléité d’offensive), le raid sur Koufra lui-même n’échappe pas à cette règle.
L’audacieux coup de main de va-et-vient exécuté en mars 1942 contre le Fezzan, alors qu’en Cyrénaïque, la 8° Armée Britannique battait en retraite devant l’Afrikakorps , est un e merveille de précision, tant dan la conception que dans l’exécution : je n’en veux pour preuve que les études publiées clans les revues militaires allemandes, qui n ‘hésitent pas à considérer cette
opération comme un chef-d’œuvre du genre.

Dans un autre ordre d’idées, imagine-t-on la somme de ténacité patiente et réfléchie nécessitée par la mise en place progressive à Largeau et à Zouar, des approvisionnements de toutes sortes qui permirent ultérieurement la conquête du Fezzan et la jonction avec les Britanniques le lendemain même de la prise de Tripoli?

Je crois bon de souligner ici l’incomparable précision de ce plan de transport et d’équipement des arrières si minutieusement établi qu’au cours de la campagne de Tunisie, la Force L. était encore régulièrement alimentée par le cordon ombilical qui la reliait au Tchad.
Encore cet équipement préalable des bases de départ fut-il mis au point au cours de l’é té 1942 avec une souplesse telle qu’il s’adaptait aussi bien au plan offensif prévu pour l’hiver:, qu’au plan défensif éventuel imposé par la situation militaire du moment en Lybie.

Quant à l’outil qu’il devait manier jusqu’à Tunis avec une telle maîtrise, ce fut le Général Leclerc lui-même qui le forgea : de cet amalgame hétéroclite de troupes indigènes trouvées sur place, de volontaires français de tous grades accourus des quatre coins du monde, de chameaux, de véhicules disparates rescapés de Norvège ou fournis par les Britanniques, d’armement vétuste et d’armement moderne pris à Koufra ou perçu chez nos Alliés, sortirent bientôt les Compagnies portées, les unités d’artillerie sur camions adaptées à la guerre du désert, les pièces de D.C,A. automotrices et enfin les Compagnies de découverte et de combat, le plus beau fleuron des troupes du Tchad. Quelques semaines de réflexion, l’étude de la tactique des Compagnies Sahariennes Italiennes el des patrouilles britanniques de L.R.G.D l’expérience des affaires de Mourzouk et de Koufra, suffirent au Général pour doter ses troupes d’une doctrine simple el claire, remarquablement adaptée aux circonstances.
Il est regrettable que les opérations de guerre menées à partir du Tchad, opérations dont chacun se plait à reconnaître l’incomparable audace, ne soient pas étudiées plus à fond sur le plan purement technique, tant du point de yue de leur exécution que de leur préparation tactique et matérielle.
On oublie trop aisément que l’éminent homme de guerre que fut le Général Leclerc avait déjà donné sa mesure dès 1940 sur le  sol d’Afrique :
Le Soldat glorieux d’Alençon, de Paris et de Strasbourg n’éclipse en rien le vainqueur de Koufra et du Fezzan.

 

GENERAL DIO

Caravane 89 – Avril 1949

 

 

Tel était le général Leclerc
par Jean LECOMTE

 

L’intensité de sa vie intérieure, de sa vie spirituelle, voilà ce qui frappait avant tout ceux qui connaissaient bien Philippe Leclerc de Hauteclocque.
Ses parents et ses maîtres lui avaient enseigné « l’humanité » et lui avaient appris à créer en lui des zones de silence, une habitude de recueillement, une volonté de détachement qui le rendait totalement disponible pour l’œuvre à entreprendre.

Le caractère confirmait la formation et se manifestait dans l’autorité et la fidélité absolue à ses principes ; aussi était-il un modèle d’homme d’honneur et de devoir.
Une pudeur virile l’empêchait de s’extérioriser ; c’est pourquoi, sauf avec les intimes — et encore— il ne parlait pas ou peu de religion, car c’est là un domaine qui ne doit faire l’objet d’aucune discussion.
L’homme de foi est enraciné dans la certitude, sûr de sa lumière, il n’y a pas à en débattre et il rayonne par son exemple.

Ses luttes pour se dominer, pour « maîtriser sa bêle »,pour échapper à la médiocrité étaient constantes, mais avec quelle discrétion extérieure ! Quelle abnégation !
Ainsi se dégageait-il de lui une « aura » qui subjuguait et à laquelle nul ne restai! insensible, quelles que soient sa philosophie ou sa religion.

Il possédait les trois vertus morales de justice, de prudence, de tempérance et, aussi, au plus haut point la vertu de force qui, avec la foi en la divine providence, lui donnait toutes les audaces.
Il avait la vertu de piété, non pas une piété mièvre, mais une force, virtus, force secrète de l’âme faite de soumission à la puissance divine, d’humilité, de désintéressement, ce qui le portait à découvrir la voie de ceux qui l’avaient précédé.
Vertu de piété aussi vouée à ses parents et à la patrie, puisque après Dieu, chacun leur est redevable de ce qu’il est, de ce qu’il a.
Mais dans la piété, nulle ostentation ! Et puis, la charité !
Sous la rude écorce sous la rude carapace du lutteur acharné, quel cœur Quel souci délicat de ménager les susceptibilités qu’il avait pu froisser injustement ! Quel soin d’éviter a ses hommes pertes et souffrances inutiles ! Quels élans d’affection pour ceux qui lui étaient confiés !

Le roi Salomon adressa celte demande à Dieu : «Donne-moi la sagesse et l’intelligence pour que je puisse conduire le peuple que tu m’as confié. »
Et Dieu dit a Salomon :
« Puisque c’est là ce qui est dans ton cœur et que lu m’as demandé la sagesse et Inintelligence, mais pas les richesses et les biens de ce monde, ni même une longue vie, je te donne la sagesse et Inintelligence et en outre la gloire, une gloire qui dépasse ce que tu peux imaginer. «

En évoquant la personnalité intime de Leclerc, on ne peut s’empêcher de penser au Saint Louis de Péguy,

Péguy fait parler Dieu.
«Quand Saint Louis m’aime, dit Dieu, je suis sûr, je sais de quoi il parle. »
« C’est un homme libre ;c’est un libre baron de l’Ile de France. »
« Tous les prosternements du monde ne valent pas le bel agenouillement droit d’un homme libre. »
« Quand Saint Louis tombe à genoux sur les dalles de la Sainte Chapelle, sur les dalles de Notre-Dame, c’est un homme qui tombe à genoux, ce n’est pas une chiffe, ce n’est pas une loque, un tremblant esclave d’orient ; c’est un homme et c’est un Français. »
« Et quand saint Louis me donne son cœur, il me donne un cœur d’homme et un cœur de Français. »

Tel était Leclerc.

 

Le général Jean Lecomte, colonel pendant la campagne de France, était chef du 3e bureau (opérations) à l’état-major de la division.
Publié dans Caravane, n° 357 – 4e trim. 1987

 

LA MODESTIE ET LA SIMPLICITÉ DU GÉNÉRAL
par J.-P. HABERKORN

 

Peu après la libération d’Erstein, dans le Bas-Rhin, j’ai eu, en ma qualité d’Officier de liaison de l’E.S.A.L. auprès du G. 5 de la 2 e D.B., la mission de présenter le maire de la petite ville au général Leclerc.
L’entrevue avait été préparée par le regretté capitaine Belvallette du 12 e Cuir., chargé à l’époque des « Civil Affairs ».
A son P.C., installé dans une maison de la rue des Cordiers, le général nous reçut dans une chambre du premier étage, sommairement, je dirai même pauvrement meublée.
Assis derrière une toute petite table, le général, souriant, écoutait un instant les propos flatteurs de M. le maire qui le félicitait de la brillante manœuvre ayant permis de libérer Strasbourg et Erstein. Mais d’un geste et comme indigné de ces louanges qui ne s’adressaient qu’au Chef, le général trancha: « Tout le mérite en revient à mes hommes ». Et à son tour de faire les éloges des « gars » de la 2 e D.B.

Les fonctions de sous-préfet de l’arrondissement d’ERSTEIN, qu’en l’absence d’un titulaire civil, j’exerçais depuis la libération du chef-lieu, encore plus que celles d’officier de liaison, m’avaient valu d ‘être invité à la table de nombreux généraux.
Autant tout était simplicité à celle du général Leclerc, autant tout me semblait recherche, étiquette à celle des autres, et l’ambiance de la popote du général, semblable à un autre mess d’officiers, paraissait plus franche, plus agréable, plus « à la guerre comme à la guerre» que dans les autres mess de généraux où la fine chère, les vins choisis, les serveurs en veste blanche, témoignaient de goûts différents, en tout cas, moins modestes.

A partir du moment où, à titre militaire, j’avais été chargé au nom du Gouvernement provisoire de la République de rétablir l’Administration française dans les territoires de l’Alsace libérés, et qui avaient été pendant quatre ans soumis à la législation allemande, le général, contrairement aux autres officiers supérieurs et généraux que je rencontrai par la suite, ne fit plus attention à mon grade de sous-lieutenant et ne considéra plus que l’autorité que je représentais.
Et en ce dimanche matin, à la sortie de la messe de « Te Deum » à laquelle nous venions d’assister, l’on vit un général prendre dans sa voiture et le ramener à son P. C. à la mairie, un jeune sous-lieutenant qui garde de ses rencontres avec le général souvenir ému et fier.

Bône, le 14 juillet 1952.

J.-P. HABERKORN

 

 

 

 Quelques souvenirs du général Leclerc
par Pierre de LA FOUCHARDIÈRE

 

En novembre 1943, je fus nommé chef du peloton de protection du P.C. avant sous les ordres du capitaine de Boissieu. Celui-ci avait accompli de nombreuses missions importantes pour le Général et commandait un escadron formé de deux peloton d’obusiers du 12e R.C.A. et du 12e Cuirs et d’un peloton de chars légers du 501.
Le Général invitait parfois à déjeuner les chefs de peloton, Lencquesaing, Duplay et moi. Au cours d’un de ces repas, Lencquesaing et moi étions en face de lui sous sa tente. Il nous interrogeait sur le matériel, l’entraînement et le moral des hommes. Puis, il demande à mon voisin : « Que ferez-vous plus tard Lencquesaing ? » Celui-ci se mit presque au garde-à-vous pour répondre : « Je resterai dans l’armée, mon général. » « Et vous La Fouchardière ? » « Je ne sais pas encore, mon général, mais je ne serai sûrement pas militaire. »
II devint tout rouge et, les coins de sa moustache relevés, pointa son index vers moi et me dit ce qu’il pensait sans doute devoir m’humilier le plus : « Vous finirez notaire La Fouchardière, vous finirez notaire ! » Je n’ai fini ni militaire, ni notaire.
Au cours d’une manœuvre dans la plaine près de Temara, il m’interroge sur mes études : « Où les avez-vous faites ? — A Poitiers, mon général. — Chez les Jésuites ? — Oui, mon général, à Saint-Joseph et j’ai été renvoyé pour insubordination. » « Ça, ça ne m’étonne pas. » répond-il. « J’y ai passé quelques années pendant la dernière guerre. C’était quand même un bon collège. La preuve, nous sommes là. »
II me parlait aussi de chasse, sport qu’il aimait beaucoup et que j’avais moi-même pratiqué toute ma jeunesse. C’était, paraît-il un excellent fusil.

Un matin de février, les chars de mon peloton, alignés sur une falaise dominant la mer, près du P.C., s’exerçaient au tir antiaérien sur une cible tirée par un avion.
Bien sûr, on voyait les traçantes dévier vers l’arrière de la cible, sans la toucher, les tireurs craignant de toucher l’avion. Le Général arrive, regarde quelques minutes tous ces maladroits, et crie : « Boncourt, montrez-leur comment il faut faire. »
Michel de Boncourt était un cousin du Général et avait souvent chassé avec lui dans la Somme. Il monte sur un char, tire et fait comme les autres.
« Enfin ! » dit le Général « vous savez bien qu’il faut tirer loin devant comme sur des perdrix, »
II monte sur une tourelle, se met derrière une mitrailleuse.
La cible passe.il la rate. Il ne fit aucun commentaire en descendant du char mais je crois qu’il souriait.

 

Pierre de la Fouchardière était le chef d’un peloton de chars légers à l’escadron de protection du Général
.puis à la 3e Compagnie du 501e RCC
Note manuscrite du 27 octobre 1992

 

 

 

 Souvenir du patron
 par Anatole TCHERNIAK


Le 1er janvier 1944, le 1er Régiment de Marche des Spahis Marocains est réuni en carré sur l’esplanade devant la lente-bureau du colonel, dans la forêt de Temara.

La veille nous avons appris avec une grande joie que le général Leclerc viendrait nous voir et passer en revue. Tous nous étions persuadés qu’il viendrait nous annoncer noire départ prochain pour le baroud, et malgré la fête du jour de l’An, malgré le surcroît du travail occasionné par sa venue, les spahis, fiers d’être les premiers à recevoir les souhaits de bonne année de leur général, se préparaient fébrilement et joyeusement à recevoir le patron en vrais cavaliers qui se respectent.

Hélas !  Nous avons tous déchanté le lendemain. En effet, à neuf heures tapantes le général descendait de son command-car et, s’avançant a grandes enjambées au milieu du carré, nous a tait une de ces semonces qui nous a tous plongés dans le plus profond désespoir.
Étant donné la conduite des spahis a Rabat, permissions irrégulières, Jeeps et camions sortis sans autorisation, des civils admirateurs de Pétain et Vichy mis à mal, et d’autres entorses au règlement nous ont valu cette semonce et la menace d’aller finir nos jours dans le Sud algérien au lieu du baroud tant attendu.

Du colonel au spahi de 2e classe, tout le monde était honteux et triste d’avoir encaissé, c’est le cas de le dire, l’engueulade.
Je me souviens des réflexions des hommes : « Et bien mon vieux, comme souhait de bonne année, ça se pose là ! » Et dans les guitounes on entendait des conversations de toutes sortes, les uns disaient : « Si on ne part pas au baroud je déserte », les autres préconisaient un travail acharné pour montrer au général que si les spahis savaient faire des bêtises, ils savaient également travailler, et que le Général avait raison de nous tenir ce langage.

Ce dernier a prévalu, et quelque temps après, lors de l’inspection de la division par une commission franco-américaine le régiment se classa très honorablement, et puis ce fut le départ en Angleterre, le débarquement, la Normandie, Alençon, Argentan, Paris, Strasbourg, Berchtesgaden, où le 1er RMSM, régiment de reconnaissance, a eu l’honneur, à maintes reprises, d’être félicité par le patron.

 

Publié dans « Caravane, n° 77, avril 1948

 

 

 

 

·
DEUX FUREURS DU GÉNÉRAL
par le Colonel GRIBIUS

 

Mon premier contact avec le Général date de Saumur où il suivait en 1933 un cours de franchissement de grade alors que j’y étais moi-même jeune sous-lieutenant.
Des exercices d’ensemble rassemblaient périodiquement tous les élèves et stagiaires. Chacun y exerçait des fonctions plus ou moins importantes selon l’intérêt que lui portait le commandement de l’Ecole.
Le Général Leclerc, alors Capitaine de Hauteclocque, commandait un peloton à cheva l dont j’étais l’un des plus discrets figurants puisque j’en étais le brigadier garde-chevaux.
J’avoue que cette manœuvre de quarante-huit heures à vivre sous les ordres du Capitaine de Hauteclocque nous terrifiait un peu.
Effectivement à cinq heures une inspection sévère ne faisait que renforcer nos craintes, et c’est avec quelque appréhension et peu d’enthousiasme que nous franchîmes silencieux et disciplinés les ponts de la Loire.
Arrêt traditionnel au carrefour de la Ronde où chacun de nous reçut une nouvelle algarade, l’un parce que sa couverture avait glissé, l’autre parce que sa gourmette était mal placée. Puis, alors que nous nous préparions à remonter à cheval, notre Chef se détendit brusquement, nous donna l’ordre de confier nos chevaux aux spahis, Dieu merci il y avait aussi un brigadier garde-chevaux spahis, et nous poussa à l’intérieur d’une auberge où cinquante repas froids, copieusement arrosés, avaient été préparés.
L’ambiance fut transformée en quelques minutes tandis que le Capitaine de Hauteclocque passait auprès de chacun et lui appliquait l’une de ses affectueuses bourrades dont il avait le secret et qui faisaient qu’ensuite on était prêt à subir avec sérénité et bonne humeur les fureurs dont il avait aussi le secret. Mais elles étaient toujours justifiées et d e la plus extrême franchise.

Ce fut dix ans après que je retrouvai le Général Leclerc, alors que venant du Sénégal je terminais la campagne de Tunisie sous les ordres du Général Giraud , terriblement humilié des départs spontanés de trois de mes cavaliers partis pour Sabrata grossir les rangs de la future 2e D.B.
Quelques semaines après, contrairement à toute attente et je dois avouer pour la plus grande joie de tous, le Colonel de Langlade réussit à faire affecter régulièrement notre régiment, le 12e Chasseurs d’Afrique à la 2e D.B.

Par contre, j’étais consterné d’apprendre en même temps que j’étais désigné pour prendre les fonctions de Chef du 3e Bureau du Général, à la fois parce que cela me contraignait à abandonner un escadron que je commandais depuis trois ans et que le comptais fermement conduire moi-même au feu pour la libération de la France, et puis aussi un peu parce que j’avais gardé sur le cœur mes disparus du Belvédère de Tunis.

Le Général le sut et me fit venir da ns sa caravane de Tamara. Il n’eût pas à me poser de question. Le clair regard qu’il posa sur moi, la vue de cette caravane où tout témoignait de ce qu’avait eu de rude et de dur une période de séparation où seul avec quelques
milliers d’Officiers et d’Hommes; il avait représenté l’Armée française au combat, me fit tout de suite lui dire que désormais il pouvait compter sur moi comme sur le plus fidèle des siens.

 

 

Il y eut pourtant ensuite des scènes orageuses, telle celle du pont d’Alençon.
Séparé du Général depuis plusieurs heures après la prise d’Alençon, c’est à mon bureau qu’arrivaient les ordres et instructions des Américains dont nous dépendions.
L’ennui était que ceux-ci étaient largement périmés lorsqu’ils nous parvenaient, mais il était quelquefois prudent d’en observer les termes.
C’est ainsi que je dus, sans en rendre compte au Général que je n’avais pu joindre, faire reculer de quelques kilomètres deux Bataillons d’Infanterie et un Régiment de Chars engagés dans la forêt de Perseignes, sur laquelle les Américains avaient décidé de lâcher cent cinquante forteresses volantes pour neutraliser les quelques îlots allemands qui, d’après eux, s’y maintenaient encore.

En réalité ils s’en étaient repliés depuis plusieurs heures poussés par nos groupements tactiques. L’élémentaire prudence et l’impossibilité de décommander cette attaque d’aviation m’obligea à faire effectuer ce repli et à en rendre compte au Général.
Je filai donc en jeep et trouvai le Général déjà au courant de cette fausse manœuvre et furieux. Je me souviens pourtant qu’il buvait à grandes lampées un lait crémeux que lui apportaient quelques Alençonnais trop heureux de fêter ainsi leur libérateur.
Et pourtant ce lait n’atténua pas les imprécations dont je fus l’objet. J’eus beau lui expliquer que je ne pouvais pas non plus faire écraser par nos propres avions, nos éléments aventurés dans cette forêt de Perseignes :
« Vous savez, me dit-il, que jamais une unité de la 2e D.B. ne doit céder du terrain. Vous êtes un imbécile, allez donner le contrordre immédiatement. »
Ce que je fis , attendant avec anxiété la dégringolade de plusieurs tonnes de bombes qui devaient s’abattre sur la forêt d’Ecouves

Contre toute attente il n’y eut pas de raid d’avions. Les Américains avaient donné le contrordre eux-mêmes ayant observé par Piperclub que cela était désormais sans objet.
Le Général avait toujours raison !
Bourrade le soir. J’essayai de lui rappeler cette sombre affaire.
Elle appartenait au passé. Il ne s’en souvenait plus, et puis il ne se souvenait jamais de ce qui avait pu faire de la peine à l’un des siens.

C’était la meilleure façon de la lui faire oublier.

Beaucoup plus tard, à Obersasheim, j’avais, à la suite d’une action bien appuyée et courageusement me née par le 2e R. M. T. et le 12e R.C A. conquis cet important objectif’, mis hors de combat plus de deux cents adversaires, ramené trois cent cinquante prisonniers et détruit quatre chars.
J’avais toutefois quelques pertes (deux tués et sept blessés).

Le Général me complimenta, et me donna l’ordre pour le lendemain de continuer à pousser au plus vite en direction de Fessenheim.
Mes unités avaient beaucoup tiré et consommé une forte quantité d’essence et les ravitaillements fonctionnaient moins régulièrement depuis notre entrée en plaine d’Alsace.
Je décidai donc de retarder l’attaque de deux heures. Je croyais pouvoir et devoir le faire, car mes avant-postes m’avaient signa lé que les Allemands étaient toujours solidement retranchés et il convenait que ijy aille. coffres et réservoirs pleins.
Le Général vint malheureusement à l’heure où je devais théoriquement déboucher. J ‘eus beau lui expliquer les raisons de mon retard, rien n’y fit.
« Démarrez immédiatement, avouez plus simplement que vous êtes impressionné par vos pertes d’hier alors qu’elles n’existent pas en comparaison de celles que vous avez infligées à l’ennemi. Celui-ci est désemparé, il fallait le poursuivre de nuit, coffres vides, sans essence, peu importe. Votre attaque maintenant tombera dans le vide. »
Une fois de plus il eut raison.
La fin de la guerre eut lieu à La Tremblade où je fus blessé gravement à la tête.
Evacué vers l’ambulance chirurgicale, je vis arriver le Général.
J’avais perdu beaucoup de sang, mais j’en avais encore assez pour rougir de confusion et de joie lorsqu’il se pencha sur moi et déposa sur ce qui me restait de joue le baiser du chef qui récompense de tout, et qui me permettrait alors de ne plus craindre la mort car tout ce que j’avais vécu sous ses ordres avait été si beau, si pur, si merveilleux, qu’on souhaitait presque ne pas y survivre.
Mais le Docteur Bischler était là qui fit de moi une gueule cassée très discrète et encore présentable comme il put le constater lui-même récemment à Tunis.

Colonel GRIBIUS

 

 

 


EN BANLIEUE DE PARIS – AOUT 1944